Les savoirs variables sur le désir féminin
Les connaissances au sujet de la sexologie féminine ont beaucoup évolué au cours des 150 dernières années. Contradictions, approximations
et fantasmes ont émaillé l’élaboration des savoirs dans ce domaine.
« Souvent science varie, pourtant on s’y fie ! » C’est avec ce détournement du fameux adage censé capter l’humeur versatile de la nature féminine que Delphine Gardey, professeure à l’Institut des études genre (Faculté des sciences de la société), commence Les Sciences du désir, la sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences, un ouvrage qu’elle a codirigé avec sa collègue Marilène Vuille. Fruit d’une recherche financée il y a quelques années par le Fonds universitaire Maurice Chalumeau, ce volume porte sur l’élaboration des savoirs scientifiques dans le domaine de la sexualité féminine et, plus particulièrement, du désir féminin au cours des 150 dernières années. Et le moins que l’on puisse dire, en lisant le parcours que nous proposent les différentes contributions réalisées par des historiennes, des philosophes, des sociologues et des anthropologues, c’est que, tout en progressant, ces connaissances se contredisent, échouent sur les mêmes écueils et avancent parfois sur la base d’approximations, d’obsessions et de fantasmes. Florilège.
Une jouissance réciproque
Jusqu’au XIXe siècle, on pense encore que la jouissance réciproque est nécessaire à la fécondation, rappelle Delphine Gardey, qui doit donner une conférence en ligne sur le Viagra féminin, une histoire de la médicalisation de la sexualité féminine le 25 mars*. Une croyance qui fait automatiquement du plaisir sexuel féminin une question dont il faut se soucier. Autour de 1800, toutefois, la science établit qu’il n’existe aucune corrélation entre les deux. L’orgasme féminin, perdant toute fonction biologique et donc sociale, passe alors à la trappe.
« Au cours du XIXe siècle, les femmes, en tout cas celles des classes supérieures, sont placées dans une espèce de non-rapport à la sexualité, explique Delphine Gardey. On assiste à la construction d’un rôle féminin essentiellement maternel, ramené à une fonction de reproduction sociale et biologique. La virginité des jeunes femmes devient une vertu prédominante. Tandis que les hommes de la bourgeoisie vont au bordel pour leur initiation, l’éducation annihile totalement la question de la vie sexuelle des femmes qui est reléguée aux marges de la vie sociale. »
Il faut préciser que la sexualité des garçons est elle aussi sévèrement contrôlée. Les autorités morales et médicales sont notamment obsédées par la masturbation et les « pollutions nocturnes ». Elles craignent que ces dernières mènent à une dégénération de la population et, surtout, à une perte de vitalité de la nation, contribuant ainsi à fabriquer une anxiété collective en la matière.
Nouvelles pathologies
Il n’en reste pas moins que les instances répressives qui tentent de faire respecter cet ordre sexuel produisent en même temps les pathologies qui lui sont associées. Chez la femme, elles s’appellent frigidité, hystérie, nymphomanie, etc.
Mais en même temps, les savoirs et les cliniques de la sexualité féminine semblent suivre plusieurs chemins divergents. D’un côté, détaille Delphine Gardey, on trouve l’école de pensée qui tient la femme pour frigide, et de l’autre, celle qui considère que le corps féminin est au contraire saturé par la sexualité. D’un côté, il y a Sigmund Freud, fondateur de la psychanalyse, qui voit dans l’hystérie le résultat d’un conflit psychique où la répression de la sexualité joue un rôle prépondérant. De l’autre, on croise des médecins et neurologues qui cherchent l’origine de pathologies telles que la nymphomanie et l’hystérie dans des lésions organiques du cerveau.
C’est dans ce contexte que surgit, au début du XXe siècle, ce que certains spécialistes appellent la « première révolution sexuelle ». Des figures de la médecine européenne comme Sigmund Freud (1856-1939) et Magnus Hirschfeld (1868-1935) abordent en effet la sexualité autrement que leurs prédécesseurs. Ils estiment que celle-ci engage l’entièreté de la personne et que pour aider celles et ceux qui rencontrent des difficultés sexuelles, il convient de développer des pratiques compréhensives plutôt que répressives.
« Ce sont des réformateurs qui estiment que la sexualité fait partie du développement de la personnalité et qu’on ne peut pas simplement la réprimer ou la contrôler, souligne Delphine Gardey. On retrouve chez eux une philosophie sociale et politique de l’émancipation individuelle et du bonheur collectif. »
Prophylaxie du divorce
De manière un peu anecdotique mais révélatrice d’une époque, le plaisir – ou plutôt la satisfaction sexuelle féminine – fait une entrée inattendue dans les tribunaux au tournant du XXe siècle. Il n’est pas question d’inscrire dans le Code civil le droit de la femme à l’orgasme mais bien plutôt de sauver le mariage, une institution en péril ou perçue comme telle.
Le divorce, reconnu depuis 1874 en Suisse, connaît en effet durant ces années une croissance exponentielle au point d’inquiéter les autorités. Pas seulement en tant que conflit entre deux personnes mais parce qu’il représente à leurs yeux une véritable menace pour la stabilité de la société.
Il se trouve que parmi les motifs pouvant déclencher une séparation des conjoints énumérés par le Code civil figurent les « causes indéterminées ». Celles-ci vont assez vite comprendre des éléments d’ordre sexuel.
Comme l’explique dans un chapitre Taline Garibian, actuellement chercheuse à l’Université d’Oxford, les psychiatres conçoivent alors le concept de « prophylaxie du divorce ». La satisfaction sexuelle, souvent citée comme pierre d’achoppement entre les époux, devient alors un élément important pour le maintien de l’harmonie conjugale. Les spécialistes de la santé du corps et de l’esprit prennent les choses à cœur et, progressivement, l’influence de la psychologie et de la psychiatrie dans le champ du droit matrimonial se fait sentir. On parle d’une science du mariage, d’une psychologie du mariage qui a ses spécialistes, médecins ou conseillers de consultation de mariage, dont on pense qu’ils pourraient parfois élucider un conflit mieux qu’un juge. Rares sont les médecins qui désignent alors l’évolution des sensibilités pour expliquer les transformations sociales qui touchent les couples.
Pas très étonnant dès lors que cette opération de prophylaxie du divorce ne tienne pas ses promesses. Taline Garibian arrive en effet à la conclusion que l’épanouissement sexuel des conjoints ne bénéficie finalement pas des efforts des psychologues, psychiatres et autres juges pour raviver la flamme de leur amour charnel. Le nombre de divorces continuera de grimper durant des décennies.
Optimisme sexuel
« Dans les années 1940 à 1980, on voit l’émergence d’une nouvelle sexologie, notamment avec les travaux d’Alfred Kinsley (1894-1956) puis de William Masters (1915-2001) et Virginia Johnson (1925-2013), qui permet la mise en avant du plaisir sexuel du couple et de l’individu », précise Marilène Vuille, codirectrice des Sciences du désir et chercheuse à l’Institut des études genre (Faculté des sciences de la société) jusqu’en été 2019.
Une « deuxième révolution sexuelle » se développe sur ce terreau. Dans les années 1960, ce sont les individus eux-mêmes qui revendiquent un droit à la sexualité et à la différence. On exige de sortir de la norme hétérosexuelle et du mariage. On clame ouvertement son droit à la jouissance et ce, dans le cas des femmes, indépendamment du conjoint. On demande de pouvoir disposer librement de son corps. Les mouvements gays et lesbiens apparaissent au grand jour. En 1974, la capacité à atteindre l’orgasme entre même dans la définition de ce que les médecins appellent la « santé sexuelle ». Bref, on change de régime au cours de ces années d’optimisme sexuel et social.
Cependant, entre « avoir le droit » et « devoir », il n’y a qu’un pas qui est vite franchi. On voit alors apparaître subrepticement une injonction sociale qui se traduit par un « devoir d’orgasme », sans lequel on ne pourrait prétendre au véritable bien-être tant recherché. Et, dès les années 1980, il s’opère même un déplacement de l’orgasme, qui est la finalité de l’acte sexuel, vers le désir, c’est-à-dire le sentiment qui permet l’éveil de la quête du plaisir et sans lequel l’orgasme demeure inatteignable.
Faible désir
« La diminution de désir sexuel et son absence commencent alors à être perçues comme des troubles qui nécessitent d’être traités, explique Marilène Vuille. Ces troubles affecteraient aussi bien les hommes que les femmes mais avec une prévalence supérieure chez ces dernières. Un « désir faible » serait même la difficulté sexuelle la plus commune chez elles. »
Dans les années 1990, la dysfonction érectile chez l’homme trouve son remède précieux sous la forme d’une célèbre pilule bleue en forme de losange. Pour les femmes, la quête pour l’équivalent du viagra se révèle décevante. Les chercheurs pensent néanmoins toucher au graal avec la flibansérine, un psychotrope prescrit au départ comme un antidépresseur qui montre des effets positifs sur le désir sexuel des femmes. Le produit, l’Addyi, est approuvé en 2015 par la Food & Drug Administration des États-Unis pour traiter les « troubles du désir sexuel hypoactif ». Mais il reste un médicament de niche peu efficace et destiné à des patientes présentant un « manque de désir sexuel vraiment caractérisé et durable ».
« On retrouve ironiquement dans ces deux traitements l’opposition de genre classique, note au passage Marilène Vuille. La sexualité masculine est considérée comme plus physiologique, voire anatomique et le remède contre son dysfonctionnement agit sur le système circulatoire. La sexualité féminine, elle, est vue comme plus complexe et psychologique. Et pour soigner ses troubles, on dispose d’un psychotrope. »
Selon la chercheuse, après une période plutôt dominée par la psychologie, elle-même précédée par l’âge d’or de la psychiatrie, la sexologie, féminine en particulier, vit actuellement une phase de re-médicalisation. Une bio-médicalisation, en fait, car c’est une transformation corporelle et psychique que visent les traitements proposés pour soigner les différents troubles. En plus de développer des médicaments qui agissent sur le cerveau – qui sont en réalité des échecs thérapeutiques mais des succès médiatiques –, la recherche utilise de plus en plus l’imagerie cérébrale et médicale (l’échographie a permis d’étudier le clitoris en action, par exemple) et exploite avec des moyens informatiques des bases de données biomoléculaires pour comprendre comment fonctionne cette sexualité qui échappe à toute simplification. En même temps, toujours dans le cadre de thérapies sexologiques, on agit aussi directement sur le corps en proposant par exemple des interventions chirurgicales esthétiques des parties génitales de la femme.
« Les choses vont très certainement continuer ainsi dans le futur proche, estime Marilène Vuille. Tous ces développements ont contribué à attirer l’attention du public sur la question des troubles de la sexualité féminine. Cela suscite une plus grande demande de prise en charge tout en créant de nouveaux marchés professionnels. »
* Conférence donnée le 25 mars 2021 en ligne, dans le cadre du cycle de conférences « Chimies sexuelles » organisé par le Centre universitaire Maurice Chalumeau en sciences des sexualités. Renseignements : unige.ch/cmcss/