Sus à l’ignorance sexuelle
Le projet Sciences, sexes, identités développe des formations et des outils pédagogiques pour les professionnel-les de l’éducation et de la santé ainsi que pour le grand public afin de déconstruire les méconnaissances, mythes et tabous liés aux sexes, genres et sexualités.
Discriminations et violences sexistes sont filles de l’ignorance. Lancé en 2017, le projet « Sciences, sexes, identités » (SSI) de l’Université de Genève entend précisément combattre cette réalité à l’aide d’un arsenal d’armes de déconstruction massive visant les méconnaissances, les mythes et les tabous liés aux sexes, aux genres et aux sexualités. Pour ce faire, l’équipe de scientifiques menée par Céline Brockmann, adjointe scientifique, codirectrice du Bioscope de l’UNIGE et membre du think tank du Centre universitaire Maurice Chalumeau en sciences des sexualités, a rassemblé et développé des savoirs, des outils pédagogiques et des formations qui sont certes destinés aux professionnels et professionnelles de la santé et de l’éducation mais aussi au grand public. Une des dernières réalisations de SSI est d’ailleurs pour le moins populaire puisqu’il s’agit d’une contribution notable à la deuxième édition du célèbre Guide du zizi sexuel, signé par Zep et Hélène Bruller. Sorti en octobre 2020, cet ouvrage met en scène le célèbre personnage de Titeuf qui, avec ses ami-es, découvre la sexualité et l’amour.
« Caroline Jacot-Descombes, de l’organisation Santé sexuelle suisse, et moi-même avons convaincu Zep de notre compétence académique en la matière et il nous a permis de relire son ouvrage pour en valider scientifiquement le contenu, précise Céline Brockmann. Sous la direction de l’éditrice, nous avons ainsi contribué à adapter les textes afin qu’ils soient scientifiquement corrects, plus égalitaires que ceux parus dans la première édition il y a vingt ans et, de manière générale, plus sex-positifs, c’est-à-dire inclusifs de la diversité sexuelle et de genre, abordant le plaisir sans honte ni tabou, centré sur la culture du consentement, intégrant les droits sexuels, etc. Nous avons également validé les nouvelles illustrations des organes génitaux. En particulier, la représentation du clitoris. »
Le clito détonateur
Il se trouve que cet organe est à l’origine du projet SSI. Il y a cinq ans en effet, Céline Brockmann entend parler des travaux d’Odile Fillod. Cette chercheuse française indépendante, créatrice du site Internet Clit’info, vient alors de concevoir un modèle stylisé de clitoris qu’il est possible d’imprimer en trois dimensions. La biologiste genevoise se rend alors compte qu’elle ne sait pratiquement rien de cette partie de son anatomie. Et pour cause : 90% du clitoris est profondément enfoui dans la chair. Son anatomie complète, avec ses bulbes et ses racines pourtant bien décrits au XIXe siècle déjà, a été marginalisée jusqu’au milieu du XXe siècle et, contrairement aux structures internes du pénis, n’est que très occasionnellement représentée dans les ouvrages médicaux ou dans ceux destinés au public.
Cette différence de traitement académique (le pénis a été étudié sous toutes ses coutures, le clitoris à peine effleuré) sert de détonateur. Céline Brockmann, qui enseigne la reproduction aux étudiants et étudiantes de médecine, et sa collègue Jasmine Abdulcadir, médecin adjointe responsable des urgences gynécologiques et fondatrice de la première consultation de Suisse romande ouverte aux femmes et aux filles avec mutilations génitales féminines aux Hôpitaux universitaires de Genève (lire Campus n° 141), décident de faire quelque chose.
Ce quelque chose se traduit d’abord par la création de deux cours obligatoires de deuxième année de médecine dans le cadre de l’Unité reproduction de la Faculté de médecine. Le premier, dirigé par Francesca Arena, maître-assistante à l’Institut iEH2 (Éthique, Histoire, Humanités),
s’appelle Pour une histoire des organes génitaux féminins. Depuis 2017, il allie histoire, biologie et médecine et présente l’histoire de la représentation du corps féminin et de ses organes génitaux, l’histoire du plaisir féminin, l’anatomie des organes sexuels féminins ou encore les mutilations génitales féminines.
Afin de dépasser le seul cas des femmes, un deuxième cours est mis sur pied en 2019 qui porte sur la « diversité sexuelle et de genre », désignant les personnes LGBTIQ+. Développé avec Arnaud Merglen, chargé de cours à la Faculté de médecine et médecin adjoint aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) où il est responsable d’une consultation dédiée au suivi des jeunes personnes transgenres ou non binaires, cet enseignement explique les différences entre sexe biologique, identité de genre, expression de genre et orientation sexuelle et affective, des notions de droit, les inégalités d’accès aux soins, etc.
« Lorsque des patients ou des patientes LGBTIQ+ se rendent chez le médecin, ils et elles se heurtent souvent à une longue liste d’obstacles et même de violences qui peuvent être dues à un manque d’éducation sur ces questions, commente Céline Brockmann. À tel point que des listes de médecins LGBTIQ+-friendly circulent dans ces communautés. »
Réceptacle du pénis
La création du cours sur les organes génitaux féminins marque aussi la naissance du projet SSI qui se dote de comités de pilotage, scientifiques et consultatifs. Le deuxième objectif de l’équipe est l’école et, plus précisément, la formation des maîtres de biologie dont le programme prévoit un module sur la reproduction en 10e année (13-14 ans). Selon Céline Brockmann, diverses recherches montrent que les méconnaissances et tabous sur le sexe et la sexualité sont courants chez les professionnel-les de l’éducation qui transmettent souvent des informations plus proches de leurs points de vue et de leurs ressentis personnels que de savoirs scientifiques reconnus.
« En 2019, en collaboration avec, entre autres, Odile Fillod et Soledad Valera-Kummer, collaboratrices du Service enseignement et évaluation du DIP à Genève, nous avons modifié les planches anatomiques incluses dans les moyens d’enseignement romands (MER) officiels, explique-t-elle. Les nouvelles versions sont plus égalitaires, plus correctes sur le plan anatomique (avec une représentation complète du clitoris notamment) et elles intègrent des aspects liés à la fonction sexuelle, au plaisir et non plus seulement à la reproduction. »
Dans un article paru dans L’éducateur du mois de septembre 2019, Céline Brockmann et Patricia Silveira, adjointe scientifique au Bioscope, comparent le contenu des planches avant et après la réforme. Pour ne prendre qu’un exemple, le vagin n’est désormais plus défini comme « servant à recevoir le pénis » mais comme un canal reliant l’utérus à la vulve.
Également destinées aux enseignant-es de biologie, des formations continues, dont une en ligne intitulée Biologie et Sexualités, sont développées en collaboration avec Santé sexuelle suisse et le Département d’instruction publique genevois. Leur diffusion est prévue pour 2022.
Matériaux élastiques
Après la formation des médecins et des enseignant-es, le troisième axe de SSI s’adresse aux professionnels de la santé bien qu’il puisse toucher dans certains cas un public plus large. Il comprend plusieurs projets dont un kit 3D basé sur l’imagerie médicale représentant en détail l’anatomie sexuelle mâle et femelle et publié le 13 juillet 2020 dans The Journal of Sexual Medicine. Cet outil, dont le développement est soutenu par la Fondation privée des HUG, peut servir à l’enseignement de l’anatomie sexuelle et sera particulièrement utile en amont de procédures thérapeutiques ou chirurgicales.
« Ce kit 3D a suscité beaucoup de demandes, se réjouit Céline Brockmann. Nous devons encore le perfectionner, notamment en trouvant des matériaux adéquats pour reproduire l’élasticité des tissus naturels. Nous aimerions alors pouvoir en produire un certain nombre et le vendre. »
Un autre projet de SSI concerne les mutilations génitales féminines. Il s’agit d’une application pour téléphone portable et tablette. Destinée à être utilisée par les médecins durant la consultation avec leur patiente, elle permet de visualiser l’anatomie de la vulve et de simuler les différentes mutilations génitales féminines (infibulation, excision…). Pour chaque cas, l’application propose une série de traitements possibles, allant de l’accompagnement psychologique à la chirurgie réparatrice. Le soin dans le graphisme a été poussé jusqu’à la possibilité de choisir la couleur de la peau, l’apparence des poils du pubis, la grandeur des petites et des grandes lèvres, etc. Le contenu a été traduit en huit langues, dont celles qui sont utilisées dans les pays où ces mutilations ont une haute prévalence.
« Parallèlement à cette application, et avec le soutien du Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités, nous sommes en train de produire une série de vidéos traitant des injonctions normatives qu’impose la société sur les organes génitaux, explique Céline Brockmann. Il en existe dans le monde entier, même chez nous. Dans les pays occidentaux, pour faire court, les hommes veulent un grand pénis et les filles des lèvres internes qui ne dépassent pas. Des jeunes viennent consulter pour cela. »
Plus d’informations : www.unige.ch/ssi