Pour une nouvelle histoire des avant-gardes
Dans le dernier volet du triptyque qu’elle a consacré aux avant-gardes artistiques, Béatrice Joyeux-Prunel remet en cause un dogme bien établi : celui de la domination sans partage de New York sur le marché mondial de l’art après 1945.
C’est le dernier panneau d’une monumentale fresque scientifique. Après deux volumes parus respectivement en 2016 et en 2017, Béatrice Joyeux-Prunel, professeure à la Faculté des lettres où elle est titulaire de la chaire en humanités numériques depuis 2019 (lire Campus 139), clôt avec Naissance de l’art contemporain le cycle qu’elle a consacré à l’histoire mondiale et sociale des avant-gardes artistiques de 1848 à 1970.
Au fil d’une enquête extrêmement fouillée qui se concentre sur les conditions de production, la circulation et la réception des œuvres avant d’aborder leur critique formelle, cet ultime tome démonte de nombreuses idées reçues. À commencer par celle qui voudrait qu’après 1945, New York ait acquis le statut de capitale mondiale des arts au détriment de Paris. Une thèse largement répandue que conteste Béatrice Joyeux-Prunel non seulement parce qu’elle offre une vue trop simpliste des événements mais aussi parce qu’elle occulte le fait que, durant la période considérée, de nombreux nouveaux acteurs – en Europe, comme en Amérique latine ou en Asie – ont activement contribué à nourrir les débats internationaux autour de ce que devait être la modernité artistique.
« Ce livre n’a pas pour objectif de faire aimer ce que l’on voit dans les musées d’art moderne et contemporain, avertit d’entrée de jeu l’auteure. Il veut aider à comprendre ce qui y est exposé, comment cet art est arrivé dans ces musées, quelles ont été les trajectoires de ces créateurs et créatrices et pourquoi, dans la plupart des pays du monde, ce sont pratiquement les mêmes mouvements, les mêmes esthétiques, les mêmes types d’œuvres, voire les mêmes noms qui sont exposés. »
Les lumières de Paris
À Paris, tout d’abord, les lumières ne se sont pas éteintes subitement avec la Libération. La patrie du fauvisme, du cubisme et du surréalisme compte bien retrouver ses prérogatives sitôt la paix revenue. Pour y parvenir, le marché peut s’appuyer sur quelques valeurs sûres rattachées à l’École de Paris, comme Matisse, Kandinsky ou Picasso, dont l’aura est au plus haut, tant dans le camp communiste que dans le monde capitaliste. « La référence à Picasso devient très vite mondiale, confirme Béatrice Joyeux-Prunel. Quels que soient les régimes, elle maintient le lien fragile entre innovation esthétique et engagement politique. »
Ces maîtres déjà aguerris ne sont cependant pas seuls. Derrière eux, pointe une jeune génération, qui, après avoir rongé son frein durant l’Occupation, souhaite se faire entendre et se faire voir. Il y a là l’inclassable Dubuffet, vieux parmi les jeunes, qui souffle un vent nouveau au sein de la Compagnie de l’art brut, et inspire même au-delà de l’Atlantique les artistes peu convaincus par l’expressionnisme abstrait. Il y a aussi les Soulages, de Staël, Alechinsky, Hantaï, Poliakoff et autres qui vont porter haut les couleurs de l’abstraction lyrique sur le marché international, avant que le mouvement ne s’épuise, victime de son académisation. Entre-temps, ils auront eu la peau du surréalisme, de plus en plus empêtré dans les querelles intestines et victime du sectarisme de son fondateur, André Breton.
L’art du rien
Au-delà de Paris, surgit par ailleurs en Europe une nouvelle génération décidée à dépasser l’abstraction lyrique autant que le surréalisme. Cette nébuleuse, que l’auteure appelle la « génération Zéro », s’est donné pour credo de « dépasser la problématique de l’art » en privilégiant son effet plutôt que l’œuvre elle-même. Il s’agit de montrer que l’on peut créer à partir de rien ou pas grand-chose (les monochromes de Klein), avec des rebuts (les compressions de César ou les machines de Tinguely) et en utilisant à peu près n’importe quelle méthode (les toiles à la carabine de Saint Phalle ou les tableaux au bec Bunsen de Piene). La recette fera date. Marchands et musées se précipitent sur la nouveauté. En Europe, mais aussi de l’autre côté de l’Atlantique, où Tinguely et Arman reçoivent un accueil enthousiaste avant que les positions ne se durcissent, concurrence oblige.
Du côté de New York, en effet, les élites se sont convaincues de la centralité de leur avant-garde artistique, dont la tête de pont est constituée par l’expressionnisme abstrait. Ses animateurs les plus en vue – Pollock pour ce qui est de l’« action painting » et Rothko, dans la veine dite du « color painting » – sont très vite dépeints par la critique locale comme de nouveaux héros incarnant les valeurs de l’Amérique victorieuse : travail, succès, action, indépendance et liberté.
Reflets de la supériorité du pays, leurs œuvres, fruits d’une quête morale sans compromis, sont, dit-on volontiers, appelées à faire rayonner la grandeur des États-Unis sur l’ensemble de la planète, faisant en cela écho à leur domination commerciale, financière et militaire.
Sauf que, malgré leur succès auprès des classes supérieures et des milieux intellectuels libéraux états-uniens, lesdites œuvres circulent encore peu en dehors des frontières nord-américaines et notamment en Europe, où
les prétendus nouveaux maîtres du monde de l’art apparaissent aux yeux de nombreux membres de l’avant-garde tout au plus comme de « sympathiques petits frères ».
Loin d’être dupes, les marchands new-yorkais restent d’ailleurs très attachés aux productions estampillées « École de Paris ». D’une part, parce que leur voisinage dans les expositions augmente le prestige des artistes locaux et, d’autre part, parce qu’elles restent très abordables compte tenu de l’inflation chronique du franc. « Ces pratiques d’homologation par référence parisienne perdurent jusqu’au début des années 1960, confirme Béatrice Joyeux-Prunel. On l’a oublié parce que cela ne correspond pas au mythe de l’hégémonie new-yorkaise après 1945. »
L’heure des bricoleurs
À côté de ces grandes figures héroïques largement médiatisées par une presse illustrée alors en plein développement, d’autres s’efforcent d’exister en bricolant leurs œuvres et en exposant en dehors de Manhattan. Regroupés sous la bannière du néodadaïsme, ces artistes expérimentent à tout-va, inventant au passage une formule promise à un bel avenir : celle du « happening ».
Avant que les cotes des expressionnistes abstraits canoniques ne rendent leurs œuvres inabordables, cette nouvelle génération n’intéresse cependant pas grand monde aux États-Unis. Le profil de ses membres – professeurs d’université, étudiants, homosexuels, provinciaux – colle en effet mal avec le style de New York. Ces jeunes gens ont également le tort d’entretenir des relations tout à fait cordiales avec leurs homologues du Vieux-Continent. L’un des rares à être parvenus à sortir de l’anonymat, Robert Rauschenberg connaît pourtant son heure de gloire en 1964 lorsque la Biennale de Venise lui attribue son grand prix.
Cette récompense consacre celui qui est peut-être le moins new-yorkais des peintres états-uniens, puisque Rauschenberg s’est formé d’abord à Paris, puis auprès d’un professeur allemand, ancien du Bauhaus, en Caroline du Nord, qu’il a voyagé en Italie où il a entretenu un dialogue fécond avec Burri et Fontana, tout en étant très lié au réseau transatlantique de Marcel Duchamp.
Symbolique, le prix de la Biennale témoigne néanmoins d’une réalité cruelle pour les Européens : désormais, les voix qui compteront dans l’écriture de l’histoire de l’art proviendront le plus souvent de l’autre côté de l’Atlantique.
La vague pop
Une tendance que l’avènement du pop art contribue à accentuer considérablement. Avec ses créations en série, inspirées par la bande dessinée, le cinéma ou les objets du quotidien (la fameuse boîte de soupe à la tomate d’Andy Warhol), l’art moderne accède en effet à un autre public. Plus large, plus populaire et aussi beaucoup plus nombreux. Il faut dire que les moyens de promotion mis en œuvre pour faire connaître et apprécier ce courant, dès sa naissance en 1962, sont d’une efficacité redoutable. Devenu une véritable machine à fabriquer des stars, le marché new-yorkais donne dès lors la pleine mesure de sa puissance. Puissance culturelle d’abord : « Le pop art n’était pas perçu aux États-Unis comme une critique de la société de consommation, replace Béatrice Joyeux-Prunel. Ses artistes en maniaient avec virtuosité le langage visuel, les couleurs vives et brillantes, les images d’objets appétissants. Ils jouaient avec sa capacité à faire entrer spectatrices et spectateurs dans un rêve, celui d’une jeunesse éternelle, sportive, belle, dynamique, privée de rien, célèbre – et donc heureuse. Le pop art ne cherchait pas à transformer la société. Au contraire, il en accompagnait l’évolution. » Puissance marchande ensuite – avec ses prix plus faibles, liés à la fabrication en série, mais aussi et surtout avec un réseau de galeristes d’autant plus convaincus par cette nouvelle mouvance esthétique qu’ils ont largement contribué à l’inventer. Puissance diplomatique enfin : une fois exporté vers l’Europe, dès 1963, le pop art revient aux États-Unis auréolé de sa victoire « mondiale », pour être considéré désormais comme l’avant-garde de la domination mondiale de l’art états-unien.
Face à cette déferlante, le marché européen, encore centré sur l’art de l’assemblage et du rebut, qui ne dispose pas de la même force de séduction immédiate, ne peut soutenir la cadence. Cette fois, la messe semble dite. Ni le recours à des pratiques d’une très grande violence – automutilation, masturbation en public, sacrifices d’animaux, aspersion d’immondices – auquel on assiste à partir de 1962, ni le retour de l’engagement politique que l’on constate un peu partout vers 1965 ne parviendront à remettre en cause les nouveaux équilibres.
« Ce qu’on a réduit trop souvent à la victoire culturelle des États-Unis aux dépens d’une Europe en régression relevait en fait d’une mutation de fond dans le monde de l’art et de la culture en général, précise Béatrice Joyeux-Prunel. Autour de 1966, la plupart des prix internationaux étaient monopolisés par les tendances fabriquées dans un réseau restreint. Ces prix, décernés par la même population de critiques et de directeurs de musée allaient aux artistes des mêmes galeries. »
CoBrA, Fluxus et les autres
S’en tenir là reviendrait toutefois à laisser de côté le fait que, de façon individuelle ou collective, une multitude d’artistes issus de régions longtemps considérées comme périphériques par les historiens de l’art ont apporté leur pierre au vaste édifice de l’avant-garde artistique, et eux-mêmes lutté contre une idée monocentrique de l’art de leur époque. En Europe, c’est vrai du groupe CoBrA (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam), de la « génération Zéro », du réseau Fluxus, des actionnistes viennois, des Espagnols d’Equipo 57, des Yougoslaves d’Exat 51 ou encore des Italiens Alberto Burri et Lucio Fontana.
Hors du continent, outre Gutai et les Neo-Dada Organizers japonais, l’art contemporain a également connu des moments de grande effervescence en Argentine et au Brésil. Quant au Mexique, il a très tôt relancé une politique amorcée dès les années 1930 consistant à financer de grandes expositions à l’étranger. Avec un succès certain d’ailleurs, puisqu’en 1952-1953, l’exposition d’art mexicain présentée en Europe a attiré pas moins de 120 000 visiteurs à Londres et plus de 210 000 à Stockholm. Deux ans plus tard, ils ne seront guère plus de 2500
à franchir les portes du Musée d’art moderne de Paris pour découvrir la rétrospective Cinquante ans d’art américain...
« Si beaucoup détestent l’art contemporain, conclut Béatrice Joyeux-Prunel, il ne faut pas s’en offusquer : son système ne dit que trop les logiques auxquelles aboutit un monde où l’argent serait roi, où le temps doit s’accélérer sans cesse, où la concurrence de tous contre tous ne donne de chance qu’aux moins faibles, quel que soit le contenu de leur travail. »
Vincent Monnet
« Naissance de l’art contemporain. Une histoire mondiale, 1945-1970 », par Béatrice Joyeux-Prunel, CNRS Éditions, 606 p.