Quand l’ordinateur se déhanche au rythme de la salsa
Une thèse en Faculté des sciences a décomposé les mouvements de la danse cubaine en une série de « paramètres spatio-temporels » afin de l’étudier de manière objective et de développer de nouvelles techniques d’apprentissage.
À Genève, en temps normal, des centaines de couples dansent sur le rythme entêtant de la salsa dans des cours organisés par 17 écoles différentes et dans des centaines de soirées qui animent le canton toutes les semaines. Sans oublier le festival Ya Tu Sabes ! spécialement consacré à la danse cubaine et qui réunit chaque année à Pâques quelque 3000 participants durant quatre jours. Il est donc fréquent sur les parquets genevois que mambo et cucaracha se succèdent et que les personnes qui mènent et celles qui suivent coordonnent leurs mouvements avec une fluidité parfaite chez les expert-es et un peu de désordre et de maladresse chez les débutant-es. Mais au fond, qu’est-ce qui fait qu’un mouvement de salsa est réussi ? D’où tire-t-il sa beauté ? Quel geste ajoute du « style » et à partir de quand risque-t-il au contraire de gâcher la performance ? C’est à ce genre de questions que le jeune chercheur Simon Sénécal a tenté de répondre dans le cadre d’une thèse terminée en juin 2020 à la Faculté des sciences et dont l’objectif consiste à « apprendre et comprendre la danse de couple grâce à l’analyse du mouvement dans un environnement virtuel ».
Le résultat est une base de données comprenant les mouvements de la salsa exécutés par des danseurs et des danseuses de différents niveaux et entièrement numérisés. À partir de cette bibliothèque unique en son genre, il est possible, grâce à certains critères (le rythme, le guidage et le style), d’évaluer la qualité d’une nouvelle performance.
Le chercheur a complété son travail par la création d’une partenaire de salsa de synthèse avec laquelle un danseur ou une danseuse (ayant le rôle de meneur) peut interagir via un appareillage de réalité virtuelle. Une analyse des mouvements du participant en chair et en os au cours d’un certain nombre de séances, basée sur les connaissances acquises dans la première partie du travail, a permis d’observer un progrès significatif et de fournir des indications sur un éventuel apprentissage de la salsa au travers de ce dispositif.
Bien qu’elle n’en soit qu’à un stade préliminaire de son développement, cette technique laisse entrevoir une solution intéressante pour les élèves de danse momentanément empêchés de retrouver physiquement un ou une partenaire mais qui souhaiteraient continuer à progresser dans leur activité.
Mécanique du couple
« Les mouvements de la danse classique et de la danse contemporaine ont déjà fait l’objet d’un certain nombre d’études, précise Simon Sénécal, ex-membre de Miralab, le laboratoire d’images, d’animation et de mondes de synthèse du Centre universitaire d’informatique où il a réalisé son travail. Les gestes ont été identifiés, décrits, classés et leurs enchaînements analysés jusqu’à un certain point. Dans le cas des danses de couple, il existe également des travaux mais ils ne sont pas assez nombreux ni assez précis pour être exploités. Il faut dire que l’étude de la salsa et des autres danses de salon représente un défi scientifique de taille. Ce ne sont pas les mouvements d’un seul danseur qu’il faut décortiquer mais une mécanique plus complexe qui implique un duo. »
Dans le cadre de son travail, Simon Sénécal, lui-même danseur de salsa (en plus d’être un créateur d’instruments de musique bizarres), a d’abord dressé la liste des ingrédients essentiels pour obtenir ce que les experts de la danse estiment être une « bonne salsa ». L’un d’eux est sans conteste celui de savoir bouger les pieds en rythme et sur les bons temps d’une musique qui en compte huit. Un autre est le guidage, c’est-à-dire la capacité du couple à se mouvoir de manière synchronisée. Un troisième est le style, qui peut se traduire par des variations de vitesse plus importantes, une plus grande surface couverte durant la prestation ou encore des gestes qui sortent des règles de base de la salsa, comme lever un bras en l’air.
« Il existe d’autres critères, comme la fluidité, la capacité à partager ses émotions sur le moment ou encore la musicalité, admet Simon Sénécal. Mais ceux-ci sont compliqués à théoriser et à mesurer sur des vrais danseurs et je n’ai pas eu le temps de m’en occuper dans le cadre de ma thèse. Je me suis donc focalisé sur les trois premiers, qui sont aussi les plus importants, de l’avis des experts et autres professeurs de salsa. »
À l’issue d’une analyse théorique, le chercheur parvient à définir 29 mouvements élémentaires, ou paramètres spatio-temporels (MMF pour Musical Motion Features), composant la salsa, qui sont mesurables et dont la qualité de réalisation assure celle de la performance dans son entier. Dix d’entre eux concernent le rythme, sept le guidage et douze le style.
Déhanchement au labo
Afin de pouvoir tester les prémices de sa modélisation, le chercheur a enregistré les mouvements de sa danse préférée à l’aide de vrais danseurs. Faisant appel à son réseau de connaissances, il parvient à convaincre 26 couples de se déhancher durant deux heures dans son laboratoire au son d’un générateur automatique de salsa. Pour l’occasion, les volontaires enfilent un costume, à savoir une sorte de pyjama moulant, bardé de petites boules fluorescentes dont l’évolution est suivie par plusieurs caméras, elles-mêmes reliées à un ordinateur. De chaque séance, il résulte deux nuages de 52 points qui se trémoussent dans l’espace et à partir desquels on peut reconstruire et numériser tous les gestes des danseurs en trois dimensions.
« Ça n’a pas toujours été facile pour les danseurs et les danseuses, plus habitués à se mouvoir en chaussures sur un parquet plutôt qu’en chaussettes sur une moquette, se souvient Simon Sénécal. Nous avons aussi dû faire face à des problèmes inattendus tels que l’occlusion de certaines boules à l’œil des caméras lorsqu’elles se retrouvent cachées entre les deux partenaires, par exemple. »
Les couples et leurs gestes déconstruits selon les 29 MMF sont ensuite classés en fonction de leur niveau, débutant, intermédiaire ou expert. Bonne nouvelle, une première comparaison des critères prédéfinis révèle les différences attendues entre les trois groupes. Les experts sont notamment plus en rythme, surtout aux tempos rapides, et varient davantage leur vitesse de déplacement.
Simon Sénécal soumet alors ses données à différents algorithmes d’apprentissage automatique. Les programmes sont nourris avec des données accumulées par le chercheur genevois et doivent ensuite, à partir de ce qu’ils ont progressivement « appris », tenter d’évaluer la qualité d’un geste nouveau. Le score est excellent. Un des algorithmes parvient en effet à reconnaître le niveau auquel appartient un mouvement de salsa qui lui est soumis avec un taux de réussite de 90 % (les résultats habituels sont plutôt de l’ordre de 60 ou 70 %).
Partenaire virtuel
Désireux de mettre au point un dispositif d’apprentissage potentiellement utilisable par un large public, le chercheur genevois se tourne ensuite vers la réalité virtuelle (VR). Il met au point un scénario dans lequel le participant ou la participante chausse ses lunettes VR et se trouve face à un avatar capable de passer du mambo (les pieds bougent en avant et en arrière) à la cucaracha (les pieds bougent de côté). Il ou elle communique ses intentions via les deux manettes qui se collent automatiquement aux mains de la danseuse virtuelle dont les pas restent parfaitement en rythme, quoi qu’il arrive. L’interaction se fait sentir via des vibrations plus ou moins intenses dans les manettes. Secondée par la vision, l’illusion de former un couple qui danse fonctionne très bien.
En mesurant une fois de plus les mouvements du danseur ou de la danseuse et en évaluant la qualité de chaque geste élémentaire, le chercheur a pu mettre en évidence un réel progrès, en tout cas chez la vingtaine de volontaires n’ayant aucune notion de salsa avant l’expérience. Ces personnes n’ont pas pour autant appris la salsa, mais ils en ont acquis certains éléments, estime Simon Sénécal.
« Mon travail contribue à l’objectivisation des mouvements de la salsa, analyse-t-il. C’est important pour l’enseignement de cet art pour lequel il n’existe pas de diplôme ou de certification officiels. Du coup, n’importe qui peut se prétendre professeur de salsa. Une meilleure compréhension des mouvements de salsa permettrait un apprentissage plus efficace et plus cohérent. Cela pourrait aussi mener à de nouvelles pistes créatives pour les chorégraphes, par exemple. Par ailleurs, le fait d’avoir enregistré, numérisé et répertorié les mouvements de la salsa pourrait aussi servir à la préservation de cet art, un héritage culturel qui fait partie du patrimoine intangible de l’humanité. »
Anton Vos