Une chimie artificielle qui allume l’ARN
Une sonde moléculaire, qui devient fluorescente sous l’action conjuguée d’un atome de ruthénium et d’un faisceau lumineux, permet de détecter la présence de brins d’ARN spécifiques dans des cellules et des organismes vivants.
« Nous travaillons avec une chimie qui n’existe pas dans le vivant, qui n’interfère d’ailleurs pas avec la chimie du vivant mais qui nous permet, malgré tout, de rendre visibles les molécules les plus essentielles à la vie, à savoir les acides nucléiques qui sont les composants de base de l’ARN et de l’ADN. » Pour le moins contre-intuitif, cet axe de recherche poursuivi par Nicolas Winssinger, professeur au Département de chimie organique (Faculté des sciences) et membre du Pôle de recherche national Biologie chimique, appartient à un domaine dont le nom est tout aussi troublant : la chimie bio-orthogonale, c’est-à-dire « perpendiculaire » à la biologie ou qui se situe sur un autre plan que la biologie. Cette approche récente a néanmoins le vent en poupe et le chercheur genevois en est un des pionniers mondiaux. Son groupe et celui de Marcos González-Gaitán, professeur au Département de biochimie, ont notamment apporté la preuve de principe qu’elle permet de visualiser par fluorescence la présence de brins d’ARN spécifiques dans des embryons vivants de poissons-zèbres. À l’image de cette étude, publiée dans la revue ACS Central Science en mai 2016, la plupart des avancées dans ce domaine relèvent encore de la recherche très fondamentale. Mais les applications ne sont plus si loin. Certaines sont même très en phase avec l’actualité, comme la mise au point d’un test covid (ou pour n’importe quel autre virus, d’ailleurs) qui aurait la sensibilité d’un test PCR mais la facilité d’utilisation d’un test antigénique.
Les acides nucléiques sont les briques de base de la vie sur Terre. L’ADN en compte quatre, symbolisés par les quatre lettres A, G, T et C (adénine, guanine, cytosine et thymine). L’ARN possède les mêmes à l’exception du T qui est remplacé par un U (uracyle). L’ADN se présente sous la forme d’une gigantesque double hélice enroulée et compactée dans le noyau des cellules. Répartie en plusieurs chromosomes, elle contient tous les gènes de l’espèce. L’ARN, lui, se retrouve sous forme de brins simples et plus courts. L’ARN messager, plus spécifiquement, apporte des copies en négatif de certaines séquences du code génétique (les gènes, en l’occurrence) hors du noyau vers les organelles du cytoplasme afin d’y exécuter le programme qui y est inscrit. Celui-ci correspond essentiellement à la synthèse de protéines.
Compléter la séquence
« Au cours du développement d’un embryon, l’histoire commence avec une cellule qui se divise en deux, puis en quatre, en huit et ainsi de suite, reprend Nicolas Winssinger. À un moment donné, une de ces cellules décide de fabriquer du muscle ou du cerveau ou autre chose. Elle se différencie. Cela fait partie du programme génétique. En d’autres termes, une séquence génétique se met en place. Il se trouve que, dans la plupart des cas, on ne connaît pas tous les membres de cette séquence. Et pour pouvoir prouver que tel ou tel gène en fait partie, il faut pouvoir le mesurer. Ou tout du moins corréler son expression avec l’activation de la séquence. »
Une des façons de savoir si un gène est exprimé consiste à mesurer la présence de l’ARN correspondant. C’est dans ce contexte que les groupes de Nicolas Winssinger et de Marcos González-Gaitán ont cherché à développer une technique permettant de visualiser des brins d’ARN ayant une séquence de nucléotides précise dans une cellule ou dans un organisme vivant et ce, sans le perturber.
Pour atteindre cet objectif, les scientifiques ont conçu un composé, ou sonde, fabriqué de telle façon qu’il contient le négatif de la séquence de l’ARN recherché, ce qui lui permet de se « coller » à sa cible dès qu’il la rencontre. Cette sonde est aussi un fluorophore, c’est-à-dire qu’elle absorbe la lumière et la réémet aussitôt dans une longueur d’onde plus grande. Ce qui permet de détecter sa présence à l’aide de la microscopie à fluorescence même si elle n’est présente qu’à des concentrations très faibles.
En réalité, à ce stade, la sonde n’est pas encore vraiment fluorescente. Elle a encore besoin d’un petit coup de pouce pour le devenir. Celui-ci viendra de la chimie bio-orthogonale, justement, sous la forme d’un atome de métal, le ruthénium. Ce dernier ne fait pas partie du vivant et n’interfère pas, chimiquement, avec lui.
Le ruthénium n’entre en action que lorsqu’il est illuminé. Il atteint alors un état de grande excitation et peut interagir avec les molécules de son entourage qui lui sont adaptées. Les seules de ce type se trouvant dans les parages sont les fluorophores spécialement conçus par les chimistes genevois. L’atome de ruthénium transforme alors le composé en une véritable molécule fluorescente dont le signal lumineux peut être détecté.
« Nous pouvons donc contrôler quel type d’ARN nous ciblons et, surtout, à quel moment du cycle cellulaire ou du développement d’un embryon nous voulons détecter sa présence, explique Nicolas Winssinger. Comme ce contrôle se fait par la lumière, cette technique s’appelle la photocatalyse. »
Le poisson-zèbre s’allume
L’expérience a été réalisée – c’est une première – sur le poisson-zèbre, un animal de laboratoire très prisé. Il est en effet peu cher à élever, possède un cycle de reproduction assez rapide (en vingt-quatre heures, il passe du stade de la cellule unique à celui d’un organisme différencié avec un cœur qui bat et un cerveau) et reste transparent, ce qui est idéal pour la microscopie à fluorescence.
Sondes et atomes de ruthénium ont été administrés dans l’œuf fécondé et se sont ensuite distribués dans toutes les cellules de l’organisme au cours du développement. Dans les cellules où il était présent, l’ARN ciblé s’est apparié avec les sondes présentes. À un moment donné, les scientifiques ont alors fait passer l’embryon sous un faisceau de lumière afin d’exciter le ruthénium qui, en réagissant avec les sondes, les rend fluorescentes. Les images obtenues ont permis de révéler dans quelles cellules les brins d’ARN étaient présents et donc où – et quand – le gène correspondant était exprimé.
Après l’expérience, les poissons ont continué à se développer jusqu’à l’âge adulte sans être perturbés par la présence persistante du métal dans leur organisme. Les individus au ruthénium nageaient aussi bien que les autres, sans montrer de défauts morphologiques ni de signes de toxicité.
« Nous avons apporté une preuve de concept, précise Nicolas Winssinger. Nous en sommes restés à un stade de recherche fondamentale et n’avons pas cherché à commercialiser notre technique. Cela dit, nous continuons à travailler dans ce domaine. »
Des tests performants contre le covid-19
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