Microcrédit et mégadettes
Économiste de formation, Solène Morvant-Roux se sert des outils
de l’anthropologie et de la sociologie pour analyser notre rapport
à l’argent, au crédit ou à l’endettement. Portrait d’une chercheuse qui, après avoir étudié pendant une vingtaine d’années les sociétés indigènes du Mexique, s’attaque aujourd’hui au cas de la Suisse.
Solène Morvant-Roux aime s’aventurer sur des sentiers non balisés. Ceux qui, moyennant une route peut-être moins directe – et parfois quelques ascensions supplémentaires –, permettent d’observer le monde avec un regard neuf. À une formation d’économiste, la chercheuse, aujourd’hui professeure boursière au sein de l’Institut de démographie et socioéconomie (Faculté des sciences de la société), a donc ajouté celles d’anthropologue et de sociologue, histoire de se donner les moyens de répondre à une question qui la taraude depuis longtemps, à savoir comment fonctionne le système financier dans lequel nous évoluons ou, dit autrement, qu’est-ce qu’il peut bien y avoir dans le « ventre de la bête » ?
« Ce que je cherche à cerner, précise-t-elle, c’est la manière dont les milieux populaires accèdent à l’argent via le crédit ou les programmes publics ainsi que les effets que cela peut avoir en termes d’inégalités. »
Pour ce faire, Solène Morvant-Roux travaille depuis une vingtaine d’années auprès de différentes communautés rurales indigènes mexicaines ciblées par des programmes de microcrédit. Convaincue que les grilles de lecture traditionnelles opposant un Nord prétendu riche à un Sud réputé pauvre ont perdu de leur pertinence dans le cadre de la mondialisation, elle s’intéresse également depuis deux ans à une thématique qui a longtemps fait l’objet d’une forme de tabou : celle de la dette en Suisse.
Respect pour le savoir
Bousculer les frontières, Solène Morvant-Roux en a l’habitude depuis qu’elle est toute petite. Née d’un père breton et d’une mère originaire du Poitou-Charentes, elle grandit entre Aix-en-Provence et Bordeaux où la famille s’installe alors qu’elle a 10 ans.
Même si on est dans le sud, l’ambiance n’est pas au beau fixe. Les parents, qui s’étaient rencontrés sur les bancs de la Faculté de droit à Rennes, ont fini par divorcer. Le père, qui dispose d’une solide culture générale et d’une grande curiosité intellectuelle, mène une carrière dans la fonction publique qui l’amènera jusqu’aux ors du Ministère de l’économie.
Mettant ses aspirations humanistes entre parenthèses, la mère, elle, a remplacé ses activités dans le domaine de l’alphabétisation des migrants par un travail alimentaire d’employée de bureau qui lui permet d’assurer l’éducation de ses trois enfants, un garçon et des jumelles.
Autre influence marquante, celle d’une grand-mère paternelle qui, outre ses fonctions d’institutrice, a participé à la création de la cellule du Parti socialiste de Lorient et qui se régalait chaque semaine des pages du Canard enchaîné tout en faisant découvrir à ses petites-filles les romans de la Comtesse de Ségur. « Elle avait un immense respect pour le savoir, dont j’aime à penser, que j’ai en partie hérité », confie Solène Morvant-Roux.
L’école, en tout cas, ne lui cause guère de difficultés. Bonne élève, elle excelle tout particulièrement en économie grâce à un prof « comme on n’en croise que quelques-uns dans son parcours ».
« C’était un enseignement très engagé du côté keynésien, résume-t-elle. Ce qui me passionnait, c’était qu’il y avait une ligne claire, que ce n’était pas une discipline neutre, que je pouvais aussi me positionner. À l’époque, je lisais Le Monde dans le bus en rentrant de l’école. Tout ce qui touchait à des sujets comme le rôle de l’État ou le service public me parlait beaucoup. »
À l’université, ses bons résultats lui ouvrent les portes de l’Institut d’études politiques dont elle passe avec succès le concours d’entrée. « Je voulais m’ouvrir à autre chose, précise-t-elle. J’avais envie de me rapprocher des questions humanitaires et de justice sociale. »
Les bidonvilles de Casablanca
Après un séjour de deux ans à Lyon, elle s’inscrit en master à la Sorbonne. Pour les besoins de son mémoire, la jeune chercheuse s’envole ensuite pour Casablanca, au Maroc, afin de mener une étude sur les groupes de femmes actives dans le microcrédit. « On m’avait prêté une maison pleine de marbre et de dorures que je quittais pour aller collecter mes données dans des bidonvilles, ce que j’ai été la seule à faire sur la quarantaine d’étudiant-es de ma volée », se souvient-elle. Ce premier contact avec le terrain lui donne envie de pousser l’exercice plus loin en s’engageant dans une thèse.
Intégrée à l’équipe de Jean-Michel Servet, professeur à Lyon, puis, jusqu’en 2016, à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), Solène Morvant-Roux entend financer ses travaux en travaillant en parallèle pour une ONG active dans le développement. Mais elle doit vite déchanter.
« Cette organisation m’a envoyée un peu partout, au Togo, à Madagascar, en Guinée, restitue la chercheuse. Et j’ai vite compris que je n’arriverais pas à tout mener de front. J’ai donc postulé pour une des bourses offertes par le Ministère de la recherche, qui dispose de plusieurs centres à l’étranger. »
Pour Solène Morvant-Roux, ce sera le Mexique où elle est loin de débarquer en terrain conquis. Première économiste à profiter d’un tel subside, elle atterrit dans une mission dont la vocation première était l’archéologie et au sein de laquelle il lui faudra rapidement faire ses preuves. Les premiers mois ne sont pas simples. Outre l’apprentissage de l’espagnol, elle passe des heures plongée dans des traités d’anthropologie afin de se familiariser avec l’organisation communautaire (charges communes, travaux gratuits, système d’entraide…) dont elle ne connaît alors pas grand-chose.
Basée à Oaxaca, à près de 500 kilomètres au sud de la capitale, la chercheuse concentre ses travaux de terrain sur quelques villages de montagne indigènes dans lesquels des banques communautaires ont récemment été implantées. Dans ces régions reculées et marquées par la présence de l’Armée de libération zapatiste (ELZN), très active à l’époque, elle peut s’appuyer sur quelques agents actifs dans le microcrédit pour montrer patte blanche auprès des villageois-es et nouer les premiers contacts.
« Il m’est arrivé une fois de me faire expulser d’une communauté parce que je n’avais pas demandé d’autorisation en bonne et due forme à son président, raconte-t-elle. Ce monsieur n’a pas apprécié que je débarque sans l’avertir. Il m’a donc demandé de quitter les lieux et de revenir avec une demande écrite. Mais quand je suis revenue quelque temps plus tard avec ladite lettre, il n’était plus là et je ne l’ai plus jamais revu. »
Malgré cette péripétie, le poste d’observation est idéal. Au fil du temps, il permet à la chercheuse de comprendre quand, comment et pourquoi les gens privilégient parfois le paiement en liquide, parfois le paiement en nature et parfois le crédit. Dans ce dernier cas de figure, elle a tout loisir d’analyser la manière dont se forment les groupes d’emprunteurs et d’emprunteuses et de décrypter les liens familiaux et des liens de coopération financière qui se superposent lors de ce type de transactions. « Contrairement à ce que beaucoup d’économistes prédisaient, explique-t-elle, le microcrédit ne remplace pas les relations financières et les pratiques endogènes informelles. Il est néanmoins essentiel pour ces populations de disposer d’une porte ouverte leur permettant d’accéder à de la monnaie, pour acheter du savon ou des produits à l’épicerie, par exemple. Mais cette pratique cohabite avec de nombreuses autres formes d’échanges monétaires ou en nature. »
Le rituel du dindon
Dans les territoires occupés par les Zapotèques, il est ainsi coutume d’offrir des dindons aux jeunes mariés pour assurer la fertilité du couple. Un rituel qui a généré un véritable système de prévoyance voyant certaines familles prêter à d’autres un certain nombre de volailles au moment voulu, les comptes étant tenus sur un carnet. « Au final, tout le monde élève et se prête mutuellement des dindons au sein d’un système qui permet de répondre aux besoins du cycle de vie et du cycle rituel d’une manière tout à fait fascinante », résume Solène Morvant-Roux.
Après douze mois de terrain, suivis depuis par un séjour supplémentaire de trois mois, la chercheuse fait un bref crochet par la France avant de repartir pour les États-Unis, pour y rejoindre son mari – Aurélien Roux, devenu depuis membre du PRN Biologie chimique auquel est consacré le dossier de ce numéro – qui vient d’obtenir un postdoc à l’Université de Yale.
Le campus dispose de deux atouts majeurs aux yeux de Solène Morvant-Roux : il abrite une solide communauté latino-américaine et il dispose d’une bibliothèque gigantesque contenant tous les livres dont elle a besoin pour rédiger sa thèse, qu’elle soutient en 2006.
« Pendant toute cette période, témoigne-t-elle, j’ai pu profiter de l’appui à distance de Jean-Michel Servet et d’Isabelle Guérin notamment, qui m’ont appris tout l’intérêt du travail en équipe, précise la chercheuse. Au-delà de l’exigence intellectuelle, nous avons tissé des liens d’amitié très solides. »
Le couple est de retour en Europe l’année suivante. Et tandis qu’Aurélien intègre le CNRS, Solène s’engage dans une fondation privée active dans le domaine de l’agriculture et de la ruralité avant d’entamer un postdoc à l’Institut de recherche pour le développement. Une parenthèse de trois ans qui débouche sur la parution d’un ouvrage visant à comparer la diffusion des instruments de crédit en Inde, à Madagascar et au Mexique.
« L’idée, c’était de montrer que les populations du Sud ne sont pas exclues des dynamiques économiques globales, explique la chercheuse. En arrière-fond, je souhaitais également nourrir une réflexion sur ce qu’est une dette et ce qu’est la monnaie. Pour les économistes classiques, les monnaies émergent avec le marché et, dès lors, c’est juste un moyen de faciliter les échanges que l’on n’a pas besoin d’analyser en tant que tel. Comme si c’était un simple adjuvant. Or, l’argent n’est pas neutre et sa provenance modifie à la fois sa valeur et la manière dont on l’utilise. Un héritage n’est ainsi pas égal à un salaire, de même qu’une rente n’est pas comparable à des profits acquis de manière illégale. Mais c’est quelque chose que l’on ne peut pas saisir si on regarde uniquement l’évolution des marchés. Pour cela, il faut réintroduire de l’humain, prendre en compte les valeurs et les émotions. »
C’est avec cette feuille de route en tête que Solène Morvant-Roux fait une nouvelle fois ses valises. Cette fois à destination de la Suisse. D’abord maître-assistante au Département d’économie politique de l’Université de Fribourg, Solène rejoint les rives du Léman en 2015 après avoir obtenu une bourse du FNS qui lui confère le statut de professeure boursière. Intégrée à l’Institut de démographie et socioéconomie (Faculté des sciences de la société) ainsi qu’au Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités, elle y pilote un vaste programme de recherche consacré aux liens entre accès à l’eau et financiarisation par la dette, avant de se tourner vers deux nouveaux projets de livres qui l’occupent aujourd’hui encore.
Le premier ouvrage retrace le parcours d’Isabel Cruz Hernández, anthropologue de formation et figure du mouvement paysan mexicain. « Je me suis saisie de la trajectoire de cette femme passionnante, que j’ai rencontrée et qui a toujours inscrit son action dans des projets collectifs, pour aborder des problématiques plus larges comme la question de la ruralité, du féminisme et l’‘indigéinité’. »
D’une tout autre nature, le second vise à défricher une problématique sur laquelle les informations scientifiques sont encore très lacunaires : celui de l’endettement des Suisses. « C’est un sujet que j’ai mis du temps à oser aborder, confie la chercheuse. En tant qu’étrangère, je ne me sentais pas forcément légitime. Et puis j’ai commencé à gratter et je n’ai plus pu m’arrêter. »
Un rôle pénalisant
Le tableau qui se dégage des investigations de Solène Morvant-Roux est, il est vrai, assez saisissant. Seule élève respectueuse des critères de Maastricht si l’on s’en tient à la gestion de la dette publique, la Suisse n’est en effet pas loin du bonnet d’âne dès lors qu’on prend en compte la dette privée des ménages.
Cela s’explique notamment par le poids de l’hypothèque, très répandue dans un pays où paradoxalement l’accès à la propriété immobilière est extrêmement restreint. Au point de représenter 95% des créances des ménages auprès des banques. « Ce qui est singulier, précise la chercheuse, c’est que l’hypothèque est perçue en Suisse comme une dette positive. Parce qu’on sait très bien qu’elle ne sera jamais remboursée et qu’en attendant, la maison ou l’appartement est toujours là. C’est une solution intéressante d’un point de vue économique mais qui participe au creusement des inégalités. Grâce à l’hypothèque, le logement ne représente plus que 10% du revenu des plus riches alors qu’il mobilise environ 30% des ressources au sein des classes défavorisées. »
Le surendettement des ménages les plus précarisés est précisément l’autre facteur aggravant mis en avant par les recherches de Solène Morvant-Roux. À cet égard, un chiffre suffit à résumer la situation : aujourd’hui, les 20% les plus pauvres de la population se trouvent face à des charges contraintes (nourriture, impôt, loyer, assurance maladie, électricité…) équivalant à 128% de leur revenu. Autant dire qu’ils se trouvent structurellement en situation de déficit permanent.
« Face à ces populations, l’État joue un rôle très pénalisant, puisqu’au bout du compte il y a l’Office des poursuites, analyse la chercheuse. Un processus souvent vécu de manière très violente par ceux qui en font l’objet et qui contribue plus souvent à péjorer la situation qu’à l’améliorer. Il n’y a sans doute pas de solution unique, mais il faut des réponses structurelles pour sortir de ce système qui n’a plus de sens en s’efforçant de repenser l’économie non plus seulement en tant que système mais pour ce qu’elle fait aux gens. »
Vincent Monnet