Campus n°149

Le parcours de vie dans toutes ses dimensions

Après douze ans d’existence, le Pôle de recherche national Lives cesse ses activités et passe le relais au Centre Lives afin de poursuivre la recherche sur les parcours de vie et les vulnérabilités de la population suisse. Entretien avec son directeur, le professeur Éric Widmer.

Un jour ou l’autre, nous pouvons toutes et tous nous retrouver dans une position de vulnérabilité à la suite d’un de ces coups du sort dont la société postindustrielle a le secret : perte d’emploi, divorce, maladie, guerre, etc. La fragilité face à l’existence est une composante indissociable de la condition humaine. Et si elle n’est pas réservée à certains groupes sociaux, nous ne disposons pas toutes et tous des mêmes ressources pour appréhender ou surmonter de telles épreuves. Ces inégalités interindividuelles face à l’adversité ou simplement face aux transitions qui ponctuent l’existence se forgent, se creusent ou se comblent tout au long du parcours de vie. En se fixant comme objectif d’étudier ces trajectoires humaines, c’est donc bien de nous tous et toutes que parle le Pôle de recherche national (PRN) Lives – « Surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie » – qui s’achève officiellement à la fin de l’année. De nous à travers le temps, dans toutes les dimensions de l’existence et dans toutes les directions où celle-ci peut nous mener. Hébergé par les universités de Genève et de Lausanne, ce programme ambitieux a généré en douze ans d’activités plus de 1500 publications scientifiques (lire aussi l’encadré en page 29). Issus d’une coopération étroite de chercheuses et chercheurs venus de la psychologie, de la sociologie, de l’économie et de la démographie, rattachés au sein des universités de Lausanne, Genève, Berne, Fribourg et Zurich ainsi que de la Haute École spécialisée de Suisse occidentale, les principaux résultats du PRN sont présentés dans un livre* qui regroupe quelque 40 contributions originales et qui vient de paraître. Présentation avec le codirecteur du PRN Lives, Éric Widmer, professeur au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société).

 

le Pôle de recherche national « Lives » en bref

Institutions hôtes : universités de Lausanne et de Genève.

Directeurs : Dario Spini et Éric Widmer.

Budget : 126 millions de francs reçus entre 2011 et 2022 par le Fonds national pour la recherche scientifique, les institutions hôtes, des projets de recherche et des fonds tiers.

Durée : Douze ans, de 2010 à 2022.

Effectifs : Environ 200 chercheuses et chercheurs sont affilié-es au PRN Lives en 2022 auxquels il faut ajouter 250 alumni (ancien-nes chercheur/euses)

Recherche : Le PRN a généré plus de 1500 publications scientifiques.

Il est également à l’origine de deux séries de publications vulgarisées adressées principalement aux professionnel-les et aux médias, Lives Impact (13 numéros) et Social change in Switzerland (28 numéros).

Enfin, un livre à paraître cette année encore fait le point des principaux résultats obtenus par les chercheurs et chercheuses du PRN Lives (Withstanding Vulnerability throughout Adult Life – Dynamics of Stressors, Resources, and Reserves, par Dario Spini et Éric Widmer (éditeurs), Springer

Formation : Le programme doctoral de Lives a produit une centaine de thèses de doctorat.

Service à la cité : Le PRN Lives a organisé et participé à plus de 150 événements, colloques, conférences permettant de partager avec les scientifiques, professionnel-les, autorités et le grand public.

Pérennisation : Afin de poursuivre les travaux du PRN Lives au-delà de la fin du programme, les universités de Genève et de Lausanne ont créé en 2019 le « Centre suisse de compétence en recherche sur les parcours de vie et les vulnérabilités Lives » (www.centre-lives.ch). Il s’agit d’un centre interdisciplinaire, partagé sur les deux sites lémaniques, qui étudie les effets de l’économie et de la société postindustrielle sur l’évolution de situations de vulnérabilité par le biais d’études longitudinales et comparatives. Il vise à mieux comprendre l’apparition et l’évolution de la vulnérabilité ainsi que les moyens de la traverser pour favoriser l’émergence de mesures sociales et politiques inédites. Il rassemble quelque 200 chercheurs de nombreuses disciplines et possède une école doctorale qui propose une formation sur quatre ans.


Campus : Est-ce que l’étude des parcours de vie est une discipline nouvelle ?

Éric Widmer : Oui, c’est une approche récente et en plein développement. En Suisse, jusqu’à la fin des années 1990, personne n’en parlait ou presque. Les sociologues s’intéressaient bien sûr aux différents aspects de la vie mais ils le faisaient soit à partir d’observations à court terme, soit en se limitant à certains domaines ou phases de l’existence. Or, pour comprendre un parcours de vie, il est nécessaire de l’étudier dans toutes ses dimensions (familiales, professionnelles, migratoires, de santé…), à tous les niveaux (celui des relations intimes et de la personnalité, celui des réseaux de connaissances plus larges et celui des politiques sociales…) et dans toutes les directions possibles (croissance, déclin, stabilité…) où il peut se développer à travers le temps. On peut ainsi observer et comprendre comment ces trajectoires sont influencées par des transitions de vie (entrée dans l’âge adulte, dans la parenté, arrivée à la retraite…), par des événements souvent inattendus (perte de l’emploi, maladie) ou encore par ce qu’on appelle des effets de période (crise économique, pandémie, guerre…). Et saisir comment les individus, en fonction de leurs ressources sociales, économiques, psychologiques, réagissent à ces défis et à ces stress.

Comment s’y prend-on pour étudier des parcours de vie ?

Le PRN Lives a beaucoup fait appel à ce qu’on appelle des études de cohortes. Il s’agit d’études dites longitudinales qui sont composées de centaines ou de milliers de participants et de participantes que l’on suit durant quinze ou vingt ans, voire plus selon les cas, et que l’on soumet à intervalles réguliers à des questionnaires approfondis sur les aspects fondamentaux de leur existence. Nous avons nous-mêmes lancé de telles études de cohorte dans le cadre du PRN Lives et, pour profiter d’un plus grand recul, nous en avons aussi exploité certaines qui existaient déjà.

Quelles sont les différences entre ces multiples cohortes ?

Il y en a de toutes sortes (lire l’encadré ci-dessous). Pour ne prendre que quelques exemples, il y a notamment celle qui rassemble des couples, que j’ai contribué à mettre sur pied en 1998 avec Jean Kellerhals, ancien vice-recteur de l’Université de Genève, et René Levy, professeur à l’Université de Lausanne. On peut citer aussi Le Panel suisse de ménages qui compte presque 10 000 ménages suisses, Vivre/Leben/Vivere (VLV) qui a enrôlé plus de 4000 personnes âgées de plus de 65 ans, Parchemins qui se focalise sur la population des sans-papiers et bien d’autres encore.

cohortes sur mesure

Afin d’étudier les parcours de vie, le Pôle de recherche national Lives a recours à de nombreuses études longitudinales qui suivent de grands groupes de personnes sur de longues périodes. Florilège.

Vivre/Leben/Vivere : Cette étude, dirigée par le Centre interfacultaire de gérontologie et des vulnérabilités (Cigev), comprend plus de 4000 personnes âgées de 60 ans et plus, enrôlées lors de deux vagues en 2011 et 2017. Elle vise à étudier l’hétérogénéité et les inégalités dans les expériences de vie individuelles au cours du vieillissement. L’objectif principal est d’analyser la composition de la population âgée, stratifiée par âge et par sexe, en fonction de la disponibilité et de la diversité des ressources qu’elle possède. Grâce à la comparaison avec des enquêtes antérieures similaires, réalisées sur des cohortes différentes en 1979 et 1994/1995, il a été possible de remettre en question l’idée générale mais trop simpliste d’un progrès continu du bien-être des personnes âgées.

Couples : Cette cohorte rassemble plus de 1500 couples représentatifs de la Suisse. Les participants et participantes ont été soumis-es séparément à des enquêtes en 1998, 2004, 2011 et 2017. Les questions qui leur sont posées portent sur des thèmes tels que le degré d’autonomie individuelle, l’organisation des tâches ménagères, la fréquence des pensées de séparation, la relation parent-enfant, le nombre d’amis et de réseaux, le fonctionnement psychologique ou encore le revenu.

Parchemins: Cette étude s’intéresse aux personnes de nationalité étrangère dites sans papiers du canton de Genève et à leur autoévaluation de leur santé et de leur satisfaction à l’égard de la vie. L’idée consiste à comparer les réponses d’un groupe de sans-papiers adultes qui remplissent les conditions pour demander un permis de séjour (en l’occurrence ceux qui ont pu bénéficié de l’opération Papyrus qui a permis, entre février 2017 et décembre 2018, la normalisation de plusieurs centaines d’étrangers sans papiers) avec celles d’un groupe de sans-papiers qui ne les remplissent pas. Cette cohorte inclut 400 personnes.

Panel suisse des ménages : Intégrée au Centre de compétences suisse en sciences sociales (FORS) à l’Université de Lausanne, cette enquête longitudinale unique en Suisse interroge annuellement depuis 1999 tous les membres des ménages d’un échantillon aléatoire qui est suivi dans le temps. L’objectif principal du Panel suisse des ménages est d’observer le changement social, notamment la dynamique de l’évolution des conditions de vie en Suisse. Il rassemble quatre échantillons enrôlés entre 1999 et 2020, totalisant désormais presque 10 000 ménages et 16 000 individus.

SHARE : Cette cohorte (dont l’acronyme signifie Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe) financée par l’Union européenne étudie les effets des politiques sanitaires, sociales, économiques et environnementales sur le cycle de vie des citoyens européens. Elle est centrée sur les individus de 50 ans et plus vivant en Suisse et dans 28 autres pays d’Europe (y compris Israël). Active depuis 2004, cette étude longitudinale totalise à ce jour plus de 530 000 interviews auprès de 140 000 personnes. Les données sont disponibles gratuitement pour l’ensemble de la communauté des chercheurs et chercheuses.

 

Comment parvenez-vous à conserver les participants des cohortes sur des temps longs ?

Contenir l’attrition, c’est-à-dire la diminution des effectifs, représente un vrai défi. Nous tentons de fidéliser le plus possible les participants en les informant régulièrement des résultats des projets de recherche et en leur rappelant l’importance des études que nous menons. La diffusion de nos travaux dans les médias donne également un sentiment d’utilité sociale. Cela dit, avant d’essayer de les conserver, il faut commencer par recruter des participants. Et cette phase est une véritable gageure en Suisse, plus que dans d’autres pays, car le public est déjà très sollicité par des démarches commerciales et n’arrive pas toujours à les distinguer des études universitaires à but non lucratif.

Comment procédez-vous pour confectionner vos cohortes ?

Selon les cas, nous pouvons obtenir de la Confédération des listes d’adresses et de numéros de téléphone qui nous permettent de prendre contact afin d’organiser des entretiens (en présentiel, de préférence, mais récemment plus souvent en ligne à cause de la pandémie de covid). Pour atteindre les populations en situation de vulnérabilité, c’est plus compliqué. Il faut développer des partenariats avec des institutions publiques ou parapubliques s’occupant des problématiques de ces populations. Certaines désirent en savoir plus sur les caractéristiques de leurs usagers ou bénéficiaires et sont donc ouvertes aux contraintes de la recherche. Nous avons aussi recours à une méthode d’échantillonnage dite « boule de neige » qui consiste par exemple à se rendre sur les lieux que la population visée fréquente et à y recruter directement certaines personnes qui nous en présentent d’autres et ainsi de suite. Il nous arrive également de passer par les professionnels qui s’occupent de ces gens. Bref, les études de cohorte en sciences sociales coûtent cher à mettre sur pied et sont difficiles à maintenir sur le long terme. Le financement du PRN Lives nous a beaucoup aidés dans ce domaine. Cela dit, nous ne travaillons pas seulement sur des cohortes. Nous faisons aussi appel à d’autres types d’études, nettement moins onéreuses.

Lesquelles ?

En plus des études quantitatives de type cohorte qui permettent d’observer les grandes évolutions factuelles dans une vie, nous avons également développé des études qualitatives, basées sur des approches dites narratives ou biographiques. Celles-ci sont menées sur des échantillons beaucoup plus petits mais permettent de mieux comprendre la logique dans laquelle se situent les acteurs de nos recherches. Elles donnent du sens aux expériences et aux projets de vie de ces personnes. Un exemple d’une telle étude est celle de Vanessa Fargnoli, chercheuse au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société), portant sur une trentaine de mères séropositives. Grâce au développement des trithérapies, le sida est aujourd’hui une maladie « sous contrôle ». L’enquête qui retrace le combat de ces femmes contaminées souligne toutefois leur solitude et leur invisibilité au sein de la société mais aussi du système médical (lire aussi Campus n° 145 de juin 2021). Nous étudions également les trajectoires de vie à l’aide d’études dites rétrospectives. Dans ce cas, nous n’interrogeons qu’une seule fois les personnes et nous leur demandons de décrire toute leur vie de manière chronologique. Cette approche est plus économique mais elle a aussi des limites, notamment à cause des inévitables biais de mémoire. C’est pourquoi nous nous limitons à poser des questions sur des éléments très factuels en évitant de demander aux participants de reconstruire leurs projets de vie, leurs relations ou leurs problèmes d’il y a vingt ou trente ans que la mémoire risque d’avoir déformés.

 

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Le PRN Lives s’intéresse en particulier à la vulnérabilité et aux liens de cette dernière avec les ressources des individus. Pouvez-vous donner une définition précise de ces notions ?

Oui. Un des apports du PRN est d’avoir précisé la notion de vulnérabilité dans une perspective de parcours de vie. Celle-ci se définit comme l’adéquation des ressources accumulées par l’individu dans son parcours avec les contraintes et le stress générés par les transitions, les événements et les périodes historiques qu’il rencontre ou dans lesquels il s’inscrit. Nous avons précisé cette définition et d’autres dans un glossaire interactif et en constant développement qui définit de manière interdisciplinaire les notions les plus importantes et le plus fréquemment utilisées. Nous distinguons par exemple les concepts de ressources et de réserves. En définitive, les réserves sont un type de ressources accumulées au fil du temps et activées au moment où l’on fait face à des événements critiques ou lors de transitions. Nous avons emprunté ce terme aux neurosciences où les « réserves cognitives » accumulées au cours de la vie permettent d’expliquer les différences d’une personne à l’autre dans l’évolution des maladies neurodégénératives. Dans un article de la revue Nature Human Behaviour en 2018, Stéphane Cullati, chercheur en épidémiologie sociale au Département de sociologie, Matthias Kliegel, professeur à la Section de psychologie, et moi-même avons repris et développé ce concept de réserves dans le cadre des sciences sociales. Ce papier détaille notamment la manière dont chaque individu, par ses comportements et son interaction avec l’environnement, accumule progressivement des réserves et les conserve au cours de sa vie et comment celles-ci peuvent le protéger – ou pas – à des moments clés de son existence. Nous mettons également l’accent sur la notion de seuil dans la quantité de ces réserves, en dessous duquel le fonctionnement normal devient très difficile et où on risque de se retrouver en position de vulnérabilité.

De quoi sont faites ces réserves ?

Cette notion comprend bien sûr les capacités économiques des individus mais pas seulement. Elle englobe aussi la richesse des réseaux de liens familiaux, personnels, professionnels, etc. On peut également y ajouter une dimension psychologique, comme le niveau d’estime de soi, le self mastery (la capacité de contrôler ses propres désirs ou impulsions) ou encore les traits de personnalité (tels que l’extraversion, l’agréabilité, l’ouverture à l’expérience l’esprit consciencieux ou encore l’anxiété) dont certains, selon les cas de figure, peuvent représenter une ressource précieuse. Il ne faut pas oublier le capital santé qui comprend non seulement l’état de santé à un moment donné mais aussi la trajectoire de santé des individus ainsi que des questions d’accès et de légitimité du recours aux soins. L’accès à la mobilité est elle aussi une ressource personnelle puisqu’elle représente un avantage dans le parcours de vie. On voit donc le potentiel énorme de la notion de réserve pour le travail interdisciplinaire si cher à notre université.

Qu’en est-il de la vulnérabilité ?

À ce propos, nous préférons parler de personnes en situation de vulnérabilité que de personnes vulnérables afin d’éviter toute stigmatisation. On peut, dans cette perspective, parler de situations « vulnérabilisantes » en ce qu’elles instituent un déséquilibre entre les réserves et contraintes individuelles. Une situation de vulnérabilité, dans une approche de parcours de vie, peut être comprise comme un manque de réserves et une capacité réduite à les restaurer. Cela met l’individu dans une position particulièrement précaire qui l’empêche d’éviter des facteurs de stress, d’y faire face et de s’en remettre ou de tirer profit d’opportunités. Et le fait de ne pas pouvoir restaurer ses réserves assez vite entraîne une probabilité grandissante de voir sa situation se dégrader davantage encore quand émergera un nouveau stress social. La vulnérabilité, tout comme les réserves, est un processus qui se construit progressivement sur l’ensemble du parcours de vie et résulte notamment de l’accumulation de désavantages. C’est pourquoi il devrait être idéalement observé dans son évolution sur l’ensemble du parcours de vie, de la naissance à la mort, ce qui est bien sûr empiriquement très difficile, voire impossible.

En quoi les transitions de vie représentent-elles un facteur de stress important ?

La transition à l’âge adulte correspond au passage de la dépendance économique, résidentielle et relationnelle aux parents à l’autonomie dans ces différents domaines. C’est un défi qu’il faut surmonter, ce qui est plus difficile pour les personnes à faibles ressources que pour d’autres. La retraite représente le départ du monde actif et nécessite de se reconstruire un nouveau rôle social tout en gérant une diminution potentielle des liens sociaux et donc de ses réserves. Le passage du 3e au 4e âge est lui aussi critique, puisqu’on passe alors d’une période de vieillissement en bonne santé à une phase dans laquelle les problèmes médicaux s’accumulent soudainement. On peut ajouter à ces transitions les événements dits « non normatifs » que sont le divorce, la séparation, le veuvage, la perte d’emploi, des problèmes de santé, l’entrée dans la parentalité, etc. De nombreuses études menées dans le cadre de Lives se sont penchées sur ces transitions.

Existe-t-il des déterminants forts du parcours de vie ? Certaines études affirment par exemple que le nombre de livres dans sa maison familiale permettrait de prédire avec assez de fiabilité le niveau de scolarité qu’atteindront les enfants ?

Le nombre de livres est une mesure en effet souvent utilisée pour évaluer rapidement quelque chose qui est beaucoup plus complexe. Elle renseigne surtout sur le climat intellectuel qui règne dans la famille d’origine et prend très probablement en compte le niveau d’instruction des parents, ce qui est une donnée importante. Mais guère plus. Cela dit, le PRN Lives ne cherche pas à extraire des déterminants uniques de développement des ressources à travers les temps. Il est plus réaliste de travailler sur l’interaction entre les différents types de ressources, ou de réserves. Il est vrai que les personnes qui naissent dans des familles pénalisées du point de vue éducatif et économique sont par la suite désavantagées dans leur parcours de vie. Mais en même temps, nous avons pu démontrer qu’il existe aussi beaucoup de plasticité dans les trajectoires individuelles. Dans un nombre significatif de cas, les individus ne suivent pas le déterminisme fixé par le milieu d’origine. Les parcours de vie sont en général plus complexes et moins linéaires qu’on ne le postulait au début du PRN. C’est certainement un peu frustrant de ne pas pouvoir s’appuyer sur un facteur unique qui expliquerait tout mais cela rend aussi nos recherches interdisciplinaires beaucoup plus intéressantes.

Les Parcours de vie, une approche récente

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Les premières études ayant porté sur les parcours de vie sont celles de Glen Elder, professeur à l’Université de Caroline du Nord et docteur honoris causa de l’UNIGE depuis 2012. Le sociologue américain a écrit en 1974 Les enfants de la Grande Dépression, changement social dans l’expérience de vie. Il y retrace les résultats de l’étude de deux cohortes de jeunes Américains âgés d’une dizaine d’années pour les premiers et de 2 ou 3 ans pour les seconds durant la crise économique de 1929. Glen Elder a suivi ces personnes jusque dans les années 1980 et a essayé de déterminer les effets que la Grande Dépression et la Deuxième Guerre mondiale ont eus sur leur parcours de vie. Entre autres choses, il montre que les individus qui sont entrés à l’âge adulte durant une période difficile, en l’occurrence la Deuxième Guerre mondiale, ont accumulé des failles qui se voient dans le temps en particulier dans les domaines professionnel et économique.
Glen Elder met cependant aussi en évidence le fait que certaines actions politiques ont permis de compenser ces lacunes dont a souffert cette cohorte sacrifiée par l’histoire. C’est notamment le cas de la G.I. Bill, une loi américaine adoptée en juin 1944 par le Congrès des États-Unis, fournissant aux soldats démobilisés le financement de leurs études universitaires ou de formations professionnelles ainsi qu’une année d’assurance chômage.

 

En 2019, vous avez créé le Centre suisse de compétence en recherche sur les parcours de vie et les vulnérabilités (ou Centre Lives). Quel est son rôle ?

Il garantit la continuation des activités du PRN qui se termine officiellement cette année. Le Centre Lives est le fruit d’une convention de partenariat signée entre les universités de Genève et de Lausanne et permet en particulier la poursuite, dans les décennies à venir, des études longitudinales de cohorte et d’accueillir tous les projets ayant une dimension de parcours de vie. L’antenne genevoise du Centre Lives, dont je suis le codirecteur, est hébergée au Centre interfacultaire de gérontologie et des vulnérabilités (Cigev). L’Université de Genève a la responsabilité de la gestion du programme doctoral qui est dispensé sur les deux sites et qui intègre des candidats internationaux.

Le Centre Lives a-t-il pour vocation de soutenir des études s’intéressant aux effets de la pandémie de Covid-19 sur les parcours de vie des jeunes adultes d’aujourd’hui ?

Oui, certaines des collectes soutenues par le PRN ont d’ailleurs inclus des collectes réalisées durant la pandémie de Covid-19. Il faudra un peu de temps pour en connaître les résultats qui seront très importants pour mieux comprendre les effets de période.

Dans le cas du Covid-19, à quel genre d’effets peut-on s’attendre ?

Ce n’est pour l’instant qu’une hypothèse mais on peut faire des analogies avec des travaux plus anciens qui ont porté sur les crises économiques (il n’y a pas eu tant de pandémies dans l’histoire récente des pays occidentaux et en particulier de la Suisse, sur laquelle porte principalement le PRN). Ces travaux ont notamment montré une plus grande perte de confiance dans les institutions chez les personnes qui étaient jeunes adultes durant une période difficile que chez les personnes plus âgées. Les individus qui entrent dans l’âge adulte au milieu d’une crise économique ont en effet moins accès à des emplois et à des expériences professionnelles au moment où ils devraient commencer à en avoir. Ils prennent alors « du retard » dans leur trajectoire de vie par rapport aux cohortes qui ont vécu cette transition dans un environnement plus favorable. Ils vont conserver cette lacune et il apparaîtra plus tard dans certaines étapes de la vie notamment en lien avec les positions professionnelles et économiques. Et cela influence de manière négative leur rapport aux institutions.
*« Withstanding Vulnerability throughout Adult Life – Dynamics of Stressors, Resources, and Reserves », par Dario Spini et Éric Widmer (éditeurs), Springer, 2022 (à paraître)

 

UN glossaire pour unifier les notions

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Le Pôle de recherche national (PRN) Lives (« Surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie ») a créé un glossaire interactif définissant les notions qui sont utilisées dans la recherche afin que les scientifiques venus d’horizons différents puissent s’entendre sur les termes. Cette initiative, suggérée par le panel d’experts internationaux qui évalue chaque année les activités du PRN, est d’autant plus précieuse qu’un grand nombre de termes font partie du vocabulaire courant (ressources, liens familiaux, parcours de vie, vulnérabilité…) et qu’ils demandent à être définis de manière plus formelle.
Urs Richle, chargé d’enseignement au Centre interfacultaire de gérontologie et des vulnérabilités (Cigev), a développé une solution informatique qui permet aux chercheurs et chercheuses intéressé-es de contribuer de manière interactive au glossaire. Une vingtaine d’entrées sont actuellement rédigées (en anglais) de manière interdisciplinaire, de façon à croiser les perspectives entre les sociologues, les économistes, les démographes ou encore les psychologues. On y retrouve, entre autres, les définitions du parcours de vie, des trajectoires, de la vulnérabilité, des réserves, des ressources, etc. Le glossaire est actuellement surtout utilisé par les chercheurs et chercheuses du PRN, qui n’ont pas besoin de réinventer la roue à chaque fois. Cet instrument de mise en cohérence conceptuel du PRN Lives est déjà disponible sur Internet. Les responsables du Pôle aimeraient désormais le faire connaître plus largement au niveau international.