La mécanique des maladies psychiatriques
Le Pôle de recherche national Synapsy a contribué à orienter la recherche scientifique vers l’identification précoce des symptômes des maladies psychiatriques. Un changement de paradigme qui ouvre des pistes thérapeutiques prometteuses.
Lancé il y a douze ans, le Pôle de recherche national (PRN) Synapsy s’est fixé comme objectif d’étudier les bases biologiques des maladies psychiatriques. Hébergé initialement par l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), puis, depuis six ans, par l’Université de Genève qui partage sa direction avec l’Université de Lausanne et l’EPFL, il a permis de mener des recherches sur les traitements et les diagnostics de troubles tels que l’autisme, la dépression, la bipolarité et la schizophrénie. Entretien avec son premier directeur, Pierre Magistretti, professeur honoraire à la Faculté de médecine de l’UNIGE, à l’Université de Lausanne et à l’EPFL, et actuellement professeur à la King Abdullah University of Science and Technology en Arabie saoudite.
Le Pôle Synapsy en brefInstitutions hôtes : Université de Genève, Université de Lausanne, École polytechnique fédérale de Lausanne. Budget : Plus de 153 millions de francs, dont 48 millions de la part du Fonds national suisse pour la recherche scientifique. Durée : 2010-2022 Recherche : Le PRN Synapsy a rassemblé plus de 200 scientifiques, généré plus de 1000 publications et mis sur pied cinq cohortes cliniques pour la recherche sur les troubles du spectre de l’autisme et de l’humeur, la schizophrénie et les conséquences du stress sur le cerveau. Formation : En plus d’avoir intégré les neurosciences à différents niveaux de la formation des médecins, le PRN Synapsy a mis Transfert de technologie : Issue de Synapsy, la start-up GliaPharm compte 11 employés et a levé 3,5 millions de francs. Par ailleurs, six brevets ont été déposés et une biobanque rassemblant les données physiologiques, génétiques et d’imagerie cérébrale est à la disposition des scientifiques travaillant sur la santé mentale. |
Campus : Cela fait plus de quarante ans que vous étudiez le cerveau, dont douze au sein du PRN Synapsy qui se termine cette année. Le système nerveux central a-t-il encore des secrets pour vous ?
Pierre Magistretti : Bien sûr. En 1979, lorsque j’ai terminé ma thèse en médecine à l’Université de Genève, je voulais être psychiatre. Mais je pensais qu’il fallait d’abord que je comprenne comment fonctionne le cerveau. Sous forme de boutade, j’aime bien dire que, quarante plus tard, je ne suis toujours pas psychiatre et je ne sais toujours pas comment marche le cerveau.
Les connaissances sur les bases biologiques de la psychiatrie ont tout de même augmenté ?
Oui, les progrès qui ont été faits depuis un demi-siècle sont même impressionnants. Au début du XXe siècle, il existait déjà une approche scientifique de la psychiatrie mais elle était limitée à des observations morphologiques, histologiques et anatomiques du cerveau. L’un de ses chefs de file était le psychiatre bavarois Aloïs Alzheimer (1864-1915). Il disséquait des cerveaux de patientes et de patients décédés à la recherche de lésions ou de modifications dans les tissus et les cellules cérébraux permettant d’expliquer les maladies psychiatriques. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a décrit la maladie qui porte son nom et qui désigne une forme de démence sénile. Cette tradition neuroscientifique de la psychiatrie s’est cependant estompée par la suite au profit de la psychanalyse et d’autres approches psycho-thérapeutiques qui ont connu un formidable essor dès les années 1930. Un peu plus tard, dans les années 1950, on a découvert les premiers antidépresseurs. C’était une révolution pour la psychiatrie mais les neurosciences n’y étaient pour rien.
Comment les antidépresseurs ont-ils vu le jour ?
Certains médecins avaient remarqué qu’il régnait parfois une ambiance curieusement légère dans les sanatoriums qui réunissaient pourtant des personnes souvent gravement malades. Ils ont alors découvert que cet esprit positif était un effet secondaire d’un médicament antituberculeux. Le principe actif a pu être identifié et modifié pour donner naissance aux premiers antidépresseurs. Dans les décennies suivantes, tous les médicaments de ce type ont été développés sans connaître leur mécanisme d’action. Ils ont représenté un outil formidable qui a aidé à désenclaver les hôpitaux en rendant les patients autonomes et plus compatibles avec la société. Mais ils n’ont pas contribué à faire avancer la compréhension des maladies. Il a fallu attendre les années 1980-1990 pour que les neurosciences réémergent grâce au développement de techniques peu invasives et donc applicables à des personnes vivantes telles l’électroencéphalographie quantitative, l’imagerie cérébrale (notamment par résonance magnétique fonctionnelle) ou encore la biologie moléculaire. En parallèle, les études sur les animaux se sont améliorées. Bref, à un moment, il est apparu de plus en plus clairement que les neurosciences allaient un jour pouvoir expliquer l’origine des maladies psychiatriques. Ce, d’autant plus que l’on a également compris que la plasticité neuronale est un mécanisme biologique fondamental qui a lieu à tout âge et qui fait qu’en définitive chacun sculpte son propre cerveau au cours de sa vie. On a également découvert que, contrairement à ce que l’on pensait, rien n’est irréversible. On perd certes des neurones tous les jours à l’âge adulte mais on en produit aussi de nouveaux, sans parler des connexions synaptiques.
Est-ce dans ce contexte que le PRN Synapsy a démarré ?
Oui. Durant les années 2000, les travaux en neurosciences étaient encore très fondamentaux. Les études sur les modèles animaux concluaient systématiquement que les résultats pourraient éventuellement être transposés à l’humain et avoir un impact sur la compréhension de la schizophrénie ou de la dépression. Mais cela s’arrêtait généralement là. L’un des objectifs du PRN Synapsy était de faire un pas de plus et d’appliquer directement les techniques d’investigation sur les patients et les patientes psychiatriques – ce qui ne se faisait pas beaucoup. En effectuant des allers-retours entre les études sur les êtres humains et celles sur les modèles animaux manifestant les mêmes symptômes, il a notamment été possible d’identifier des circuits neuronaux impliqués dans certaines maladies.
Existe-t-il des modèles animaux pour des maladies psychiatriques ?
Il est difficile de créer un modèle de souris dépressive, borderline ou schizophrénique. En revanche, on peut développer un animal qui souffre d’un des symptômes caractéristiques d’une de ces maladies. Il peut s’agir, par exemple, de l’anhédonie, c’est-à-dire l’absence de plaisir, qui est un des traits de la dépression. Dans ce cas précis, il est possible de rendre une souris anhédonique en la soumettant à un stress modéré mais continu – le stress chronique est le principal facteur de risque de la dépression chez l’humain. Un tel animal, lorsqu’on lui propose de boire soit de l’eau sucrée soit de l’eau normale, ne montrera aucune préférence pour l’une ou pour l’autre des boissons alors qu’une souris normale choisira
systématiquement l’eau sucrée.
Est-ce que cela signifie que l’on préfère désormais parler de symptômes que de maladies psychiatriques?
Les chercheurs ont en effet depuis quelque temps adopté une approche dimensionnelle des maladies psychiatriques. On considère désormais qu’il existe une série de symptômes « élémentaires », ou endophénotypes, qui peuvent être présents dans différentes pathologies et à différents degrés. Il peut s’agir de l’absence de plaisir ou de motivation mais aussi de l’altération de certaines capacités cognitives ou encore de troubles de la perception. Ces endophénotypes ont le grand avantage d’être – potentiellement – enracinés dans la biologie, idéalement dans des circuits neuronaux, voire dans les gènes. En se basant sur des observations comportementales chez la souris, on peut dès lors étudier en détail les circuits neuronaux impliqués dans ces endophénotypes, se faire une idée des circuits homologues chez l’humain et vérifier les hypothèses grâce aux techniques d’imagerie cérébrale. En d’autres termes, il est possible d’aborder organiquement les pathologies psychiatriques chez l’humain.
Est-ce à dire que les définitions des maladies psychiatriques telles qu’elles sont listées par exemple dans le « DSM » (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) sont désuètes ?
Le DSM, la bible de la psychiatrie, dont la cinquième et dernière édition date de 2013, a joué un rôle important lorsqu’il est apparu dans les années 1950. Sa création était une sorte de réaction à la domination de la psychanalyse et une façon d’injecter de la science dans la psychiatrie. Il y a cependant un consensus aujourd’hui pour dire que cette encyclopédie n’est pas très utile pour comprendre les bases biologiques des maladies psychiatriques. Elle permet, sur la base des symptômes observés, de ranger les patients et les patientes dans certaines catégories ou de les en exclure. Mais le problème, c’est qu’elle crée ainsi une classification un peu stérile qui n’est pas basée sur la biologie et ne permet pas d’avancer dans la compréhension des origines des maladies.
Le « DSM » pourrait-il donc disparaître de la pratique de la psychiatrie ?
C’est tout à fait envisageable. Cela dit, cet ouvrage est encore très utile, et pour de bonnes raisons, dans des études cliniques ou épidémiologiques.
Pour en revenir aux maladies psychiatriques, peut-on dire que les neurosciences opèrent une déstructuration des définitions des maladies psychiatriques…
Ce qui est sûr, c’est que les maladies psychiatriques ne sont pas étanches entre elles. Le résultat qui émerge des travaux menés au sein du PRN Synapsy (et ailleurs), c’est que l’on peut considérer qu’elles partagent, pour certaines d’entre elles, un tronc commun au cours du développement du cerveau et que les premiers signes apparaissent durant l’enfance et l’adolescence. En fait, prendre une photo de l’état psychiatrique d’une personne à l’âge adulte n’est pas très utile. Car c’est alors généralement trop tard. Ce qui se passe, c’est que chez certaines personnes encore très jeunes, le cerveau se développe de manière un peu différente de la norme. Le sujet se trouve alors dans un certain décalage par rapport aux autres individus qui l’entourent, ce qui crée des problématiques psychiatriques. Avec le temps et sans intervention, les symptômes, ou endophénotypes, précoces s’accentuent et produisent des états pathologiques que l’on qualifierait de « type bipolaire », de « type dépression » ou encore de « type schizophrénie ».
Sait-on qui est susceptible de développer de tels symptômes ?
Il existe une composante génétique dans cette évolution mais elle implique de nombreux gènes dont la plupart ne sont pas identifiés en tant que tels, exactement comme pour les maladies cardiovasculaires. On parle donc plutôt de vulnérabilité. Cela ne signifie pas qu’un individu avec un profil génétique favorable au développement d’une maladie psychiatrique en développera forcément une. Tant s’en faut. À cette « teinte » génétique, il faut ajouter l’environnement, le mode de vie, les expériences traumatisantes et en particulier le stress, qui est un facteur de risque important des maladies psychiatriques, qui peuvent jouer le rôle de déclencheurs.
Peut-on détecter les symptômes précoces des maladies psychiatriques et les prévenir ?
La route est encore longue mais certaines pistes thérapeutiques ont déjà pu être identifiées. C’est un autre grand mérite du PRN Synapsy que d’avoir contribué à orienter la recherche dans la direction d’une identification de marqueurs (biologiques, comportementaux…) précoces de vulnérabilité qui permettent d’imaginer des interventions. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas nécessairement pharmacologiques mais peuvent être aussi psychodynamiques. Certaines études sur de jeunes patients et patientes autistes évaluent l’efficacité en matière de rééducation de remédiation cognitive de certaines actions sur la concentration et l’attention. Et les résultats sont très prometteurs. On assiste donc à un véritable changement de paradigme : détecter des marqueurs précoces, intervenir dans le but de diminuer les symptômes, prévenir ou limiter autant que possible une dégradation de l’état psychiatrique de la personne.
Faudra-t-il, à terme, effectuer un dépistage systématique chez tous les enfants ?
Je ne sais pas. Dans tous les cas, il faudra surtout éviter toute forme de stigmatisation. Car nous parlons de vulnérabilité, pas de déterminisme. On peut avoir un profil génétique défavorable, par exemple, sans jamais développer une maladie psychiatrique. En même temps, si on peut intervenir, c’est mieux. Il faudra donc sans doute mettre en place un cadre éthique autour de la détection de ces marqueurs précoces de vulnérabilité psychiatrique.
Est-ce que le PRN Synapsy a contribué à la recherche sur des médicaments psychiatriques ?
Le Pôle mène un ou deux projets pilotes d’intervention avec des médicaments déjà existants mais administrés beaucoup plus tôt qu’habituellement. Plus novatrice est la découverte de l’effet antidépresseur d’une molécule connue depuis longtemps, le lactate, qui est produite par les cellules gliales du cerveau, en particulier les astrocytes. Ces cellules (que l’on désigne parfois comme l’« autre moitié du cerveau ») reçoivent des signaux des neurones et leur répondent en remplissant certaines fonctions physiologiques dont la fourniture d’énergie sous forme de lactate. Il se trouve que ce dernier joue en plus un rôle dans la protection et la plasticité des neurones et donc dans la consolidation de la mémoire. Grâce au PRN Synapsy, nous avons découvert qu’il avait aussi un effet antidépresseur. En poursuivant les investigations, nous avons identifié une série de molécules capables de doper cet effet. En 2016, nous avons fondé Glia Pharm, une start-up basée au Campus Biotech à Genève, afin de mener une de ces molécules vers un essai clinique de phase I.
Est-ce que le nombre de personnes souffrant de maladies mentales augmente ?
Il semble en effet que l’on assiste à une hausse de la prévalence de certaines de ces maladies. Dans le cas de l’autisme, par exemple, cela peut en partie s’expliquer par le fait que l’on parle désormais d’un spectre des troubles autistiques qui inclut un plus grand nombre de cas qu’auparavant mais aussi par une plus grande sensibilité de la population et des médecins à cette question. Dans le cas de la dépression, le facteur de risque numéro un est le stress. Et il se trouve que notre société est de plus en plus stressante, que ce soit au niveau social, professionnel ou autre. Et à l’autre bout du parcours de vie, le nombre de démences séniles, dont la maladie d’Alzheimer, augmente simplement parce que la population vieillit de plus en plus.
Est-ce que les neurosciences « remplaceront » un jour la psychiatrie ?
Non. Les deux disciplines sont complémentaires. Une partie de la psychiatrie restera psychodynamique, psychosociale et pourquoi pas psychanalytique, tandis qu’une autre s’inspirera des neurosciences. C’est vrai qu’il y a une trentaine d’années encore, deux extrêmes s’opposaient. D’un côté, dominait une forme de naïveté qui consistait à croire que les neurosciences allaient tout résoudre, qu’on allait trouver le gène de la schizophrénie ou de l’autisme. Et de l’autre, il y avait une forte réticence envers ce qui était qualifié d’impérialisme des neurosciences. Mais, petit à petit, on s’est rendu compte de part et d’autre des limites des approches purement psychodynamiques ou purement neuroscientifiques. L’ambiance a changé. Les responsables cliniques de la psychiatrie à Genève et Lausanne ont été très à l’écoute et ont été convaincus de l’importance d’introduire les neurosciences dans leur discipline. Une sorte de confiance s’est établie, voire même une bonne entente. Les échanges vont d’ailleurs dans les deux sens. La neurobiologie permet d’avancer dans la compréhension biologique des pathologies mentales mais elle aura toujours besoin de la compétence du clinicien capable d’identifier de manière subtile et fine les différents symptômes dont on vient de parler. En fait, si on veut avancer dans ce domaine, il faut de très bons cliniciens et de très bons neurobiologistes qui, en plus, soient capables de dialoguer. Et c’est exactement ce que le PRN Synapsy a accompli.
Gliapharm ou les promesses du « deuxième cerveau »Fondée en 2016 et installée depuis 2017 au Campus Biotech, GliaPharm est une start-up issue du Pôle de recherche national (PRN) Synapsy et de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Codirigée par Sylvain Lengacher, qui en est l’un des quatre fondateurs, elle emploie actuellement 11 personnes et a levé à ce jour quelque 3,5 millions de francs. Son objectif consiste à découvrir des composés capables de traiter des troubles neurologiques et psychiatriques tels que la démence, la sclérose latérale amyotrophique ou encore la dépression en ciblant non pas les neurones mais un autre type de cellules du cerveau dites gliales. GliaPharm mène actuellement des expériences visant à enregistrer une de ses molécules à l’Agence européenne des médicaments (EMA) en vue de lancer un premier essai clinique de phase 1, si possible en 2023 encore. |
HommageEn douze ans d’activité, deux des directeurs du pôle de recherche Synapsy ont disparu de manière prématurée. Dominique Muller, 59 ans, et Alexandre Dayer, 49 ans.
Dominique Muller (1956-2015) :
Alexandre Dayer (1970-2020) : |