La schizophrénie, une maladie qui commence durant l’enfance
Les personnes présentant une anomalie génétique appelée « délétion 22q11 » ont un risque très élevé (jusqu’à 35 %) de développer une schizophrénie. L’étude de cette population depuis vingt ans a contribué à révolutionner la compréhension de cette maladie.
La schizophrénie (ou spectre de la schizophrénie) est un trouble du développement qui commence durant l’enfance. Quand les premiers signes apparaissent chez le jeune adulte, la maladie a en réalité déjà débuté de manière silencieuse depuis une dizaine d’années. Les premiers symptômes, dits « négatifs », sont en effet difficiles à détecter : retrait social, déficience de l’attention, perte de compétences intellectuelles et cognitives. Ils sont suivis plus tard par d’autres, dits « positifs », qui sont plus visibles : hallucinations, délires ainsi qu’une aggravation de la détérioration intellectuelle. Au niveau physiologique, l’émergence de ces symptômes psychotiques est entre autres accompagnée (peut-être causée) par une altération de l’hippocampe observée dès l’adolescence, autour de l’âge de 15 ans.
Cette compréhension de la schizophrénie en tant que maladie du développement est relativement récente et doit beaucoup aux recherches menées sur une cohorte particulière, mise sur pied en 2002 par Stéphan Eliez, professeur au Département de psychiatrie (Faculté de médecine). Elle est composée de personnes souffrant d’une « délétion 22q11 », c’est-à-dire de l’absence d’une petite séquence d’ADN sur le chromosome 22 et qui représente la maladie génétique la plus fréquente après le syndrome de Down.
Les conséquences de cette anomalie incurable sont nombreuses : malformations cardiaques, déficience du système immunitaire, troubles de la parole et du langage, difficultés d’apprentissage… Mais ce qui a surtout attiré l’attention des chercheurs en psychiatrie et en neurosciences, c’est que les patientes et les patients porteurs de cette mutation présentent un risque très élevé (jusqu’à 35 %) de développer des troubles du spectre de la schizophrénie à l’adolescence ou au début de l’âge adulte. Une étude a d’ailleurs montré qu’il s’agit bien d’une schizophrénie classique, même si elle démarre en moyenne quelques années plus tôt que dans la population générale. Ces personnes forment donc un groupe modèle particulièrement intéressant et très utile pour l’étude des causes biologiques des troubles du spectre de la schizophrénie.
Une cohorte unique au monde
« Cette cohorte est unique au monde, estime Stephan Eliez. Elle compte aujourd’hui plus de 200 personnes vivant en Suisse, en France, en Belgique et au Royaume-Uni. Suivies de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, elles, ainsi que leurs frères ou sœurs non atteintes, se rendent une fois tous les trois ans à Genève où elles sont soumises à une batterie de tests (imagerie cérébrale, analyses génétiques…) afin de suivre leur développement clinique, intellectuel et cérébral. Nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser à cette affection. Mais notre cohorte est celle qui intègre le plus de patientes et de patients dans la plus longue étude longitudinale de ce type. »
Le but du projet, auquel collaborent plusieurs groupes de recherche à Genève, en Suisse et en Europe, est d’identifier des facteurs de risque et des biomarqueurs pour le développement des psychoses. Un des résultats les plus récents obtenus grâce à la cohorte genevoise, publié le 3 mars dernier dans The American Journal of Psychiatry, est que la diminution de l’activation des ondes gamma, connues pour leur rôle dans la bonne transmission des informations dans le cerveau, est corrélée à l’émergence de symptômes psychotiques avant même l’apparition de troubles véritables de la schizophrénie. Une découverte qui permet d’envisager un diagnostic très précoce de ces maladies.
En parallèle de ces études sur des patientes et des patients humains, de nombreuses recherches dans le même domaine sont menées sur des modèles de souris. Celles-ci ont notamment permis de découvrir l’effet protecteur de certains médicaments sur l’hippocampe, une structure du cerveau dont l’altération structurelle et fonctionnelle est associée à la survenue de la schizophrénie.
Il s’agit d’une classe d’antidépresseurs, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), qui, à la surprise des scientifiques, bloquent la dégradation de la petite région centrale du cerveau. L’effet obtenu ne dépend pas de la dose mais de l’âge auquel on commence le traitement. Chez la souris, si le traitement est donné dans une brève fenêtre temporelle, au début de sa vie, il permet de protéger l’hippocampe durant des semaines voire des mois, ce qui compte pour un rongeur dont l’existence n’excède pas un ou deux ans. Il est possible (mais pas encore prouvé) que cela diminue aussi le risque de schizophrénie.
« Il n’y a aucune raison de penser que les mêmes mécanismes ne soient pas à l’œuvre chez l’être humain, en particulier chez l’enfant, et qu’il ne soit donc pas possible de les traiter à ce moment-là pour prévenir au mieux les symptômes de la schizophrénie, estime Stephan Eliez. Les patients potentiels pour un tel traitement sont les enfants avec la délétion 22q11, ceux dont les parents sont schizophrènes ainsi que les personnes chez qui les premiers symptômes ‘positifs’ de la schizophrénie sont déjà détectés. »
Augmentation du QI
Une étude réalisée par son groupe et parue le 29 mai 2021 dans Translational Psychiatry abonde d’ailleurs dans ce sens. Elle a montré qu’un traitement précoce par ISRS sur des enfants et des adolescent-es porteurs de la délétion 22q11 est accompagné d’une augmentation des scores obtenus par des tests de QI ainsi que d’une croissance du volume de l’hippocampe. L’ampleur des résultats est inversement corrélée à l’âge au début du traitement. Selon les auteurs et les autrices, cette étude apporte donc des indices encourageants qu’un traitement précoce par des ISRS pourrait atténuer le déclin cognitif associé à la psychose et les anomalies cérébrales liées au développement.
« L’espoir d’une thérapie représente une bonne nouvelle pour une maladie qui touche tout de même 1 % de la population et qui, par le fait qu’elle se développe relativement tôt dans la vie, prélève un coût très important sur la société », commente Stephan Eliez.
Les causes génétiques de la schizophrénie ne font plus aucun doute même si elles n’ont pas été élucidées pour l’instant. Les enfants de parents schizophrènes ont par exemple environ 10 % de risques de développer eux-mêmes la maladie, chiffre dix fois plus élevé que dans la population générale.
Une « teinte » génétique
Selon l’hypothèse actuelle, l’apparition de la maladie est associée à une constellation – ou « teinte » – génétique qui rend les individus plus ou moins vulnérables à la maladie. D’ailleurs, une collaboration scientifique internationale, à laquelle les scientifiques genevois ont participé, a réalisé une analyse du génome entier de 512 individus en relation avec l’apparition de la schizophrénie. Parue le 3 février 2020 dans Molecular Psychiatry, elle a montré que cette teinte génétique existe en fait aussi auprès de la sous-population touchée par la délétion 22q11. Elle augmente encore le risque – déjà élevé – de développer une schizophrénie et permet de comprendre pourquoi, en son sein, certains individus développent la maladie psychotique et d’autres pas.
Sur ce terrain génétique défavorable, une série de facteurs environnementaux peuvent s’exercer et jouer le rôle d’éléments déclencheurs. Le plus important d’entre eux étant, comme pour la plupart des maladies psychiatriques, le stress.
« L’ensemble des avancées réalisées dans la compréhension de la schizophrénie a déjà ouvert de nombreuses pistes d’interventions cliniques, cognitives, neurodéveloppementales, etc., conclut Stephan Eliez. Elles n’en sont qu’au début et demanderont probablement encore beaucoup de travail. En ce qui concerne la recherche fondamentale, nous avons créé une biobanque comprenant des cellules de nos patientes et patients de la cohorte 22q11. Notre idée consiste à développer des tissus cérébraux, ou organoïdes, à partir de ces cellules afin de pouvoir étudier les différences de structure et d’organisation qu’elles pourraient présenter avec des organoïdes issus de cellules normales et de mesurer les différences de réponses à des traitements médicamenteux. Cette partie de la recherche profitera de la construction prochaine de la plateforme Human cellular science à Campus Biotech. »