Dossier/pédagogie
Le mélange profite à tous
L’école d’aujourd’hui se démarque de celle du passé par la diversité de culture, de niveau et d’origine sociale des élèves. Dans ce contexte, la reconstitution des classes homogènes n’apparaît pas, pour les chercheurs, comme une bonne solution
L’école d’aujourd’hui est inédite. Elle est confrontée à des problèmes qu’elle n’a jamais connus auparavant. Dès les années 1960, l’école primaire d’abord, puis secondaire et finalement l’Université ont vécu un phénomène de massification considérable qui rend toute comparaison avec le passé problématique. Pour Marcel Crahay, professeur à la Section des sciences de l’éducation, c’est une dimension à ne pas oublier dans tout débat sur la qualité et l’efficacité de l’enseignement. «L’école des années 1960 et celle d’aujourd’hui, ce sont deux choses très différentes, explique-t-il. Actuellement, les classes ne sont plus constituées de manière homogène d’enfants de la bourgeoisie bien préparés à recevoir un enseignement livresque. Ce qui prévaut désormais, à Genève comme ailleurs, c’est l’hétérogénéité, aussi bien en termes de rythme d’apprentissage que d’origine sociale ou ethnique.»
Différences de rythme
Homogène, hétérogène, les mots sont lâchés. Sur ces thèmes particulièrement chauds dans l’actualité politique, il existe depuis des années une littérature scientifique que Marcel Crahay a compulsée et dont il rapporte les conclusions dans son ouvrage L’Ecole peut-elle être juste et efficace? publié en 2000. Première donnée: des dispositifs d’enseignement individualisé ont été expérimentés pour faire face aux différences parfois importantes de rythme d’apprentissage. Dans le cas de figure le plus poussé, tous les enfants de la classe avancent en parallèle, à leur rythme, et le professeur, comme un chef d’orchestre, désigne à chacun les fiches, manuels ou logiciels adaptés à son niveau.
«Cette technique d’individualisation, si elle est appliquée de manière exclusive et continue, ne fonctionne qu’à moitié, note Marcel Crahay. Les études sur la question montrent qu’elle ne fournit pas les résultats positifs escomptés. Les enfants, s’ils sont laissés trop souvent et trop longtemps seuls avec leur matériel pédagogique, perdent de l’intérêt pour l’apprentissage et ne s’impliquent plus. Il vaut mieux adopter une formule intermédiaire qui comporterait des phases d’enseignement collectif et d’autres de prise en charge individuelle.»
En fait, selon Marcel Crahay, le processus d’enseignement doit comporter plusieurs phases. Des périodes de construction ou d’appropriation des notions doivent alterner avec des activités au cours desquelles les élèves peuvent éprouver ces nouveaux savoirs ou les découvrir en situation. Ensuite, si nécessaire, enseignants et élèves peuvent travailler à l’ajustement de ces apprentissages. Ces derniers requièrent néanmoins toujours une phase de stabilisation. «Cette phase de stabilisation permettra par la suite à l’élève de mobiliser sa nouvelle compétence de façon autonome et efficace, souligne Marcel Crahay. Bien que parfois oubliée par certains enseignants, elle correspond à ce que Jean Piaget nommait l’assimilation reproductrice.» Tout au long du processus d’enseignement, phases collectives, travail en groupe et tâches individualisées se succèdent selon des modalités dictées par les circonstances et les besoins.
Cependant, pour régler le problème des différences de niveau entre élèves, la tentation est grande de reconstituer des classes homogènes séparant les forts, les moyens et les faibles. Le professeur genevois y oppose des arguments tirés de la littérature scientifique. En fait, toutes les études portant sur l’école primaire ou secondaire dressent un tableau cohérent: Au mieux, il n’y a pas de différence de «rendement» entre les classes homogènes et hétérogènes, au pire, ce sont les forts qui sont favorisés et les faibles lésés.
Certaines études ont simplement comparé des classes homogènes et hétérogènes sans intervenir sur le cours des leçons. Conclusion: en termes de progression scolaire, l’écart entre les élèves des différents niveaux se creuse entre les classes homogènes alors qu’il reste inchangé dans les classes hétérogènes, là où les «faibles» peuvent profiter de l’enseignement destiné aux «forts».
D’autres études ont été menées en situation expérimentale. Les classes et des enseignants bénéficient ainsi d’un encadrement de tous les instants afin de maintenir la motivation quelle que soit la situation. L’idée des chercheurs est de réduire les différences entre les classes au seul paramètre qui les intéresse: la composition. Résultat: la progression est la même pour tous les types de classes. Les élèves «forts» des classes homogènes ne sont ni plus ni moins performants que ceux des classes hétérogènes. Idem pour les «faibles» et les «moyens».
«Le fait d’organiser les élèves en classes de niveau crée une attente, explique Marcel Crahay. En situation naturelle, celle-ci est grande pour les classes “fortes” et l’enseignant sera motivé pour aller jusqu’au bout du programme, voire au-delà. Elle est nettement plus modeste pour les classes “faibles”. Dans ce cas, l’enseignant aura tendance à revoir ses ambitions à la baisse et à réduire dès le début la quantité de matière qu’il donnera. Ce lien entre la foi de l’enseignant en la capacité d’apprentissage de ses élèves et son attitude en classe relève d’une véritable loi psychopédagogique. Et une des manières de juguler les effets pervers des attentes des professeurs est de privilégier les classes hétérogènes.»
Homogène sans le savoir
L’instauration des classes mixtes peut servir d’exemple pour illustrer les avantages de l’hétérogénéité. Jusque dans les années 1960-70, les filles et les garçons étaient séparés. Les performances des premières en mathématiques étaient en moyenne moins bonnes que celles des seconds. Une explication probable est qu’à l’époque, les enseignants étaient persuadés qu’il existait une différence d’aptitudes entre les deux sexes. Par conséquent, les filles recevaient des cours de moindre qualité. Aujourd’hui, avec les classes mixtes, les différences de performances sont parfaitement effacées.
On peut tirer des leçons analogues d’expériences menées aux Etats-Unis ou en France et visant à réduire les inégalités entre minorités. A chaque fois, le brassage ethnique ou socio-économique au sein d’une école est favorable aux plus démunis sans léser les riches. A l’inverse, ces derniers ne tirent pas de réels bénéfices d’une séparation des établissements, alors qu’elle entraîne la création de ghettos qui nuisent aux chances de succès des pauvres.
«A Genève, il n’existe officiellement pas de classes homogènes, poursuit Marcel Crahay. Mais on peut craindre une ségrégation par effet de quartier. Par exemple, les écoles des Pâquis, à forte population immigrée et modeste, ne présentent pas le même profil d’élèves que celles de la commune de Cologny, bien plus aisée. Et puis à l’intérieur d’une même école, la constitution des classes n’est pas toujours aléatoire. Il arrive que l’on observe des regroupements d’enfants issus de la même couche sociale simplement parce qu’ils se connaissent déjà et demandent à faire partie de la même classe.»