Campus n°84

Dossier/pédagogie

De l’Institut à l’Université

De longue date, Genève occupe une place de choix dans le monde pédagogique. En témoigne plus particulièrement son rôle dans l’émergence et le déploiement des sciences de l’éducation. Plusieurs ouvrages évoquent ce riche passé

A en croire la chanson, c’est ce sacré Charlemagne qui, autour de l’an 800, aurait eu l’idée folle d’inventer l’école. La réalité est en fait un peu plus prosaïque. Revendiquée déjà sous la Réforme puis par les révolutionnaires de 1789, l’instruction obligatoire ne devient une réalité que dans la seconde partie du XIXe siècle, avec l’avènement des démocraties occidentales. Nées dans le giron de la philosophie, les sciences de l’éducation connaissent alors un développement continu dans lequel Genève figure en bonne place. De la création de l’Institut Rousseau en 1912 à la naissance de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, entérinée le 10 janvier 1975. «En travaillant sur la longue durée, j’ai été d’abord surprise par l’ampleur des révolutions effectives qui se sont opérées depuis le milieu du XIXe siècle, explique Rita Hofstetter, professeure au sein de la Section des sciences de l’éducation. L’instauration de l’instruction publique, la généralisation de la scolarisation, la mise sur pied de cursus de formation pour les enseignants et l’institutionnalisation conjointe des sciences de l’éducation représentent des progrès fantastiques qui ont été réalisés très rapidement à l’échelle de l’histoire de l’humanité.»

Dans la plupart des pays occidentaux, c’est avec la construction des Etatsnations, et plus particulièrement avec les doubles révolutions industrielles et démocratiques, que se met en place une instruction publique organiquement liée à l’Etat. Dans la foulée, les sciences de l’éducation émergent progressivement comme un champ disciplinaire doté des emblèmes institutionnels que constituent cursus, postes, titres académiques, structures de recherche et possibilité de former une relève. Le fait n’est d’ailleurs pas unique puisque l’émergence de nombre d’autres sciences sociales est quasi simultanée. En ces temps de grands bouleversements sociaux et politiques, l’enjeu est identique dans ces matières: développer un savoir rationnel sur lequel construire une action sociale plus efficace. Pour ce qui est de l’école, il s’agit plus précisément de se donner les moyens d’une théorisation plus soutenue et d’une approche plus expérimentale des phénomènes éducatifs afin de pouvoir assurer l’efficience des systèmes éducatifs et des pratiques pédagogiques.

A Genève, c’est la révolution radicale de 1846 qui marque le point de rupture. Dans le même mouvement, le pouvoir décrète la gratuité de l’école primaire publique (1847), densifie le réseau scolaire et le personnel enseignant, puis adopte l’obligation de l’instruction (1872). L’accès au secondaire reste quant à lui réservé aux futures élites de l’Etat pour s’élargir progressivement, non sans controverses, au long du XXe siècle.

Côté formation, la Cité de Calvin a pour habitude de recruter ses régents, sur simple concours. A partir de 1872, des filières contribuant à la formation des enseignants se mettent toutefois pro- gressivement en place. «Il y a d’emblée à Genève une volonté de ne pas normaliser les enseignants, mais de leur fournir une large culture générale, commente la chercheuse. Très fière de ses écoles, notamment privées, la cité se considère depuis la Réforme comme une sorte de Mecque de la pédagogie et elle est convaincue que c’est grâce à ses institutions scolaires et scientifiques qu’elle s’est distinguée de par le monde. Dans les autres cantons, en revanche, on privilégie la formation en Ecole normale. Partout, certes, l’enseignant est avant tout là pour transmettre une doctrine générale visant à éduquer le menu peuple. Aussi, c’est en règle générale aux philosophes, qui règnent en maîtres sur la discipline, que l’on s’adresse pour former les enseignants et élaborer les premiers grands systèmes et doctrines éducatifs.»

Rien de surprenant dès lors à ce que la première chaire de pédagogie genevoise, ouverte en 1890, soit placée sous l’égide des lettres. Fait unique en Europe, la première chaire de psychologie, créée en 1891, est quant à elle intégrée à la Faculté des sciences. Elle est confiée à Théodore Flournoy qui, avec son cousin Edouard Claparède, va mettre toute son énergie à développer des applications pratiques en s’appuyant sur une approche psychologique du développement de l’enfant.

N’hésitant pas à investir une partie de leurs ressources financières personnelles dans l’aventure, ces pionniers, épaulés de praticiens et d’autres savants comme eux «amis de l’enfance», multiplient les expériences dans les classes afin d’éprouver la pertinence de certaines méthodes. Ils développent également des outils pédagogiques à destination du personnel chargé de l’enseignement dans les classes spéciales.

Cette prédominance des connaissances empiriques sur le savoir doctrinaire se concrétise en 1912 avec la création de l’Institut Rousseau, entièrement dévolu aux sciences de l’éducation. «Cette démarche n’est pas exceptionnelle, puisqu’au même moment on voit se créer des dizaines de structures comparables (instituts, séminaires, laboratoires, écoles) aux quatre coins du monde, note Rita Hofstetter. Cependant, c’est la première fois que le terme “sciences de l’éducation” est utilisé au pluriel pour désigner un institut essentiellement dévolu à la recherche éducationnelle, lequel va d’ailleurs bientôt rayonner loin au-delà des frontières du canton, attirant un nombre croissant d’étudiants étrangers.»

Signe que les temps changent, la chaire de pédagogie de l’Université est confiée la même année au directeur de l’enseignement primaire, Albert Malche. Cette étroite association entre le Département de l’instruction publique et l’Académie vise à faire de l’école genevoise un gigantesque laboratoire de recherche. Elle permet à Malche de consolider la formation professionnelle des enseignants sur la base d’un savoir plus empirique et de nombreuses classes d’application.

Freiné par le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’essor des sciences de l’éducation redouble au début des années 1920. Porté par la création de la Société des Nations, qui s’installe à Genève en 1921, un extraordinaire élan éducatif prend forme. On espère qu’en investissant dans l’instruction des populations, on pourra conjurer définitivement la barbarie. «Du fait de sa position, Genève devient l’incarnation même de ce qu’on appelle “l’éducation nouvelle”, explique Rita Hofstetter. Cette vision messianique, qui pense pouvoir reconstruire le monde par l’éducation, se matérialise notamment par la création du Bureau international de l’éducation (BIE), qui est une émanation directe de l’Institut Rousseau.»

Ce premier âge d’or des sciences de l’éducation genevoises aboutit, en 1929, au rattachement de l’Institut Rousseau à la Faculté des lettres. Sous l’impulsion de Jean Piaget, celui-ci s’oriente dans une direction plus clairement académique. On travaille moins sur l’orientation scolaire ou professionnelle et on prend un peu de distance avec le mouvement de l’éducation nouvelle. L’approche scientifique se normalise et les cursus deviennent plus conformes au modèle académique. La montée des fascismes remet en question cette foi dans l’éducation qui caractérisait la décennie précédente. A des crises financières récurrentes, s’ajoute une crise de confiance quant à la possibilité effective de régénérer l’humanité moyennant l’éducation et les méthodes défendues par les scientifiques. Conséquence: à l’exception des Etats- Unis, de Londres et de Genève, la plupart des instituts spécialisés dans ce domaine ferment leurs portes.

Une position de force dont Piaget saura pleinement tirer parti en imposant aux quatre coins du globe ses théories sur le développement de l’enfant. Ces années glorieuses permettent également de donner une assise plus large aux sciences de l’éducation tout en confortant la légitimité scientifique des approches psychologiques.

«Comme dans d’autres métiers de l’humain, on confie à des disciplines académiques le soin de former les professionnels, explique Rita Hofstetter, pour garantir une plus grande pertinence de l’action, en intégrant mieux dans la formation les avancées de la recherche, aussi bien théorique qu’empirique. On voit ainsi apparaître progressivement de véritables spécialistes de la recherche en sciences de l’éducation, notamment sur l’enfance et son développement, avec Piaget dans le rôle de la référence suprême.»

Croissance et tensions

Jouissant d’une solide réputation scientifique, l’Institut est malgré tout exsangue à l’issue du second conflit mondial. En 1948, son rattachement complet à l’Université est mis en oeuvre pour le sauver du naufrage. Liée aux facultés de médecine, des sciences, des sciences sociales et des lettres, cette nouvelle structure dispose de tous les attributs d’une institution universitaire (assise budgétaire, statut des collaborateurs, grades décernés). Elle est désormais scindée en deux entités, la psychologie, sous la responsabilité de Piaget, et la pédagogie, dirigée par Dottrens. Dès la seconde moitié des années 1960 cependant, de vives tensions apparaissent.

La croissance spectaculaire du nombre d’étudiants pose un problème de ressources qui génère négociations, ajustements, manifestations et grèves. De son côté, le corps professoral plaide pour qu’on lui donne les moyens de répondre au défi que représente l’expansion et la démocratisation des systèmes éducatifs. Ce n’est pourtant que le 10 janvier 1975 que sera officiellement entérinée la création de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève. Une entité qui va connaître comme d’autres facultés un essor spectaculaire dans les décennies suivantes puisqu’elle abrite aujourd’hui plus de 40 équipes de recherche encadrant chaque année près de 2300 étudiants et étudiantes.

«La Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. De l’Institut Rousseau (1912) à la FPSE. 1975-2005». ERHISE (Equipe de recherche en Histoire des sciences de l’éducation) Astrid Thomann, Rita Hofstetter, Bernard Schneuwly et Valérie Lussi. Université de Genève.

«Emergence des sciences de l’éducation en Suisse. A la croisée de traditions académiques contrastées», par Rita Hofstetter, Bernard Schneuwly avec la collaboration de Valérie Lussi, Marco Cicchini, Lucien Criblez et Martina Späni. Berne, Peter Lang, 2007.

«L’avènement des sciences de l’éducation à la confluence de champs professionnels et champs disciplinaires. L’exemple de Genève (Fin du XIX e siècle - milieu du XX e siècle)