Campus n°84

Recherche/génétique

Le génome de l’abeille mis à nu

Elle fait du miel et assure la pollinisation de nombreuses plantes importantes dans l’agriculture. Il n’en fallait pas plus pour que les chercheurs se plongent dans le génome de l’abeille. Evgeny Zdobnov a participé à l’aventure

photo1

Après la mouche à vinaigre, le moustique anophèle vecteur du paludisme et le ver à soie, l’abeille est le quatrième insecte à avoir vu son génome entier décrypté. Cet effort international, dont le résultat a été publié dans la revue Nature du 26 octobre 2006, permet de disposer du code génétique du premier animal – hormis l’être humain – ayant développé une organisation sociale très structurée. Evgeny Zdobnov, professeur adjoint au Département de médecine génétique et développement, a contribué à ce travail. Il faut dire que ce chercheur, arrivé à Genève il y a un an à peine, est déjà un vétéran dans la lecture de génomes puisqu’il a participé au décryptage de celui des insectes précités ainsi que de la poule, du rat et de la souris. Son rayon, c’est la génétique comparée.

Et à ce petit jeu, l’abeille (Apis mellifera) réserve quelques surprises. La première est que les gènes de cet insecte producteur de miel présentent davantage de similarités avec ceux de l’être humain et des vertébrés en général qu’avec ceux de la mouche (Drosophila melanogaster) ou du moustique (Anopheles gambiae). Que l’on trouve des gènes similaires, voire identiques, entre différents organismes vivants n’est pas une surprise en soi. Tous les animaux, par exemple, possèdent un pot commun de gènes dits orthologues, qui n’ont que peu changé au cours de l’évolution. Près de 60% des gènes humains possèdent ainsi des «équivalents» chez les insectes. «Il n’y a rien de surprenant à trouver des ressemblances génétiques entre l’abeille et l’être humain, même si nos routes évolutives se sont séparées il y a 600 millions d’années environ, explique Evgeny Zdobnov. Mais ce qui est frappant, c’est que certains des gènes de l’abeille ressemblent plus à leurs équivalents humains qu’à ceux de la mouche ou du moustique, qui sont pourtant, eux aussi, des insectes. C’est particulièrement le cas pour des gènes impliqués dans les rythmes circadiens, l’interférence ARN ou encore la méthylation de l’ADN.»

Découvertes déroutantes

Cette particularité est probablement due à la deuxième constatation faite par les chercheurs, selon laquelle le génome de l’abeille semble avoir évolué nettement plus lentement que ceux de la mouche et du moustique. Elle aurait ainsi conservé des séquences aujourd’hui disparues chez les autres insectes, mais encore présentes chez les vertébrés. Pourquoi? Mystère.

Autre surprise: la quantité de gènes impliqués dans l’immunité innée de l’abeille est moins importante que chez les moustiques ou les mouches. Pourtant, les abeilles ont une vie sociale qui favorise justement la diffusion d’agents pathogènes et de parasites entre les individus. Tout aussi déroutante est la présence de gènes dont les équivalents chez la mouche servent à la détermination sexuelle. L’abeille, toutefois, ne possède pas de chromosomes sexuels, contrairement à la drosophile. Les mâles naissent d’oeufs haploïdes (contenant une copie de chaque chromosome) non fertilisés alors que les femelles sont issues d’oeufs diploïdes (deux copies) fertilisés.

En poursuivant les comparaisons entre les espèces, les chercheurs ont également constaté que les mêmes familles de gènes (c’est-à-dire un ensemble de gènes dont les séquences se ressemblent beaucoup) ont des tailles différentes d’une espèce à l’autre. Certaines sont plus petites chez l’abeille que chez les autres insectes. Cela pourrait être le résultat d’une élimination sélective de gènes dont la fonction serait devenue superflue en raison de la spécialisation très pointue du mode de vie des abeilles.

D’autres familles, en revanche, sont plus grandes. Il faut savoir que les nouveaux gènes ne surviennent pas du néant; ils proviennent d’une duplication – accidentelle – suivie d’une diversification de gènes déjà existants. Une première analyse a repéré chez l’abeille une soixantaine de ces duplications, inexistantes chez les autres insectes. Ces gènes supplémentaires sont évidemment les meilleurs candidats pour être associés aux qualités spécifiques des abeilles. D’ailleurs, les plus connus sont ceux chargés de synthétiser les protéines de la gelée royale. «Un bon exemple de ce qui peut découler de l’expansion du génome», précise Evgeny Zdobnov.

Ce qui ne se voit pas (encore) dans le génome de l’abeille, en revanche, est la base génétique nécessaire à la sociabilisation. «C’est en effet exactement le même génome qui peut donner naissance soit à des ouvrières (stériles et altruistes), soit à des reines (assurant la reproduction de la colonie), note Evgeny Zdobnov. Ce système de castes ne dépend pas directement des gènes, mais plutôt de leur expression que des paramètres externes peuvent influencer, comme la nutrition. Cela dit, nous avons remarqué que, par rapport à la mouche et au moustique, l’abeille possède davantage de gènes correspondant à des récepteurs olfactifs et d’autres, nouveaux, impliqués dans l’utilisation du nectar et du pollen. Ce qui est en accord avec son mode de vie social.»

Anton Vos

Un insecte utile

> L’abeille fait partie des hyménoptères, l’un des ordres d’insectes les plus foisonnants puisqu’il compte plus de 100 000 espèces de guêpes, fourmis, bourdons, etc. Cette branche a divergé de celle des diptères (dont font partie les mouches et les moustiques) et des lépidoptères (papillons) il y a 300 millions d’années.

> L’Apis mellifera en particulier fait partie d’une ancienne lignée d’abeilles qui aurait vécu en Eurasie tropicale et aurait atteint l’Europe il y a 10 000 ans. Ensuite, étant donné sa capacité à fabriquer du miel, l’homme l’a emporté partout avec lui dans sa colonisation de la planète.

> C’est l’importance de l’abeille pour l’agriculture et l’économie, en raison de son pouvoir de pollinisation et de production de miel, qui a motivé le décryptage de son génome. D’autres arguments étaient son organisation sociale très structurée et les problèmes de santé publique posés par l’abeille tueuse (Apis mellifera scutellata) venue d’Afrique et qui colonise le continent américain depuis son introduction au Brésil en 1956.

> Avec ses 16 chromosomes – contre 4 seulement chez la mouche –, l’abeille a donné du fil à retordre aux généticiens. En raison de nombreuses répétitions dans le code, de grandes plages du génome n’ont pas pu être proprement décryptées. Par conséquent, les 10 000 gènes actuellement référencés (l’être humain en possède 20 000 environ et la mouche 14 000) pourraient être plus nombreux.

> Après Drosophila melanogaster, Anopheles gambiae, Bombyx mori et Apis mellifera, plusieurs autres insectes sont sur le point de voir leur génome décrypté, dont un coléoptère ( Tribolium castaneum), une guêpe parasite (Nasonia vitripennis), un crustacé (Daphnia pulex) et la tique vecteur de la maladie de Lyme (Ixodes scapularis).