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1846, les bourgeois jouent à qui-perd-gagne
Malmenées par la Révolution radicale, les élites genevoises ont su conserver leur puissance financière en fonctionnant en vase clos durant des décennies
En 1846, la révolution conduite par James Fazy semble sonner le glas des anciennes familles de Genève. En place depuis l’Ancien Régime, les élites calvinistes voient leurs prérogatives mises à mal par la suppression du statut bourgeois, puis l’avènement du suffrage universel. Loin de s’effondrer, elles parviendront pourtant à traverser les turbulences qui secouent tout le XIXe siècle en préservant leur formidable puissance économique. Comment y sont-elles parvenues? C’est l’histoire que reconstitue Olivier Perroux avec Tradition, vocation et progrès. Les élites bourgeoises de Genève (1814-1914), ouvrage qui reprend les principales conclusions d’une thèse de doctorat réalisée au sein du Département d’histoire économique.
«Ma première motivation était de prendre à contre-pied l’historiographie traditionnelle qui veut que James Fazy soit “le” grand personnage de la Genève du XIXe siècle, explique le chercheur. Dans la plupart des manuels, on lui consacre beaucoup de place, parce que c’est lui qui a construit la Genève moderne et qui lui a donné la plupart de ses institutions. Les perdants de 1846 ne sont en revanche presque jamais évoqués. Pourtant, il suffit de regarder autour de nous pour nous rendre compte que les familles patriciennes de la ville n’ont pas disparu avec l’avènement des radicaux.»
Un univers de non-dits
C’est que, pour échapper à une confrontation sociale dont elles ne veulent pas, les élites bourgeoises adoptent rapidement un fonctionnement en vase clos. Premier signe de ce changement: le développement d’une culture de la mémoire caractérisée par l’importance croissante donnée aux traditions familiales et par la multiplication des recherches généalogiques. Les mariages endogames demeurent la règle. «Dans cet univers de non-dits, ce qui compte le plus est de ne jamais perdre la face vis-à-vis de ses pairs, ajoute Olivier Perroux. Les parents se débrouillent donc pour que leurs enfants ne rencontrent que des personnes adéquates en laissant planer l’illusion d’une certaine liberté.»
L’art égalitaire
Plus inédite est la stratégie adoptée en matière de transmission du patrimoine. Contrairement à ce qui se passe en France, où l’aristocratie fait son possible pour contrer toute mesure pouvant mener à une division de ses biens, les élites genevoises excellent dans l’art égalitaire. Après quelques générations, certaines parcelles sont ainsi découpées en portions infimes (jusqu’à 3/124e du bien total). Le mouvement est cependant cyclique puisque la plupart des propriétés qui sont divisées à un moment se voient réunifiées cinquante ou soixante ans plus tard par le biais de rachats ou de dons. Et lorsque les descendants ou les fonds viennent à faire défaut, c’est la ville qui profite de cette politique puisque la plupart des grands parcs actuels dont dispose aujourd’hui Genève sont d’anciennes propriétés bourgeoises.
«Ce phénomène de flux et de reflux est tout à fait spectaculaire, commente Olivier Perroux. Et il témoigne d’une très grande cohésion au sein de ces familles. Il y a un parfum de calvinisme derrière tout cela qui veut que les biens ne soient pas donnés mais se méritent.»
Revers de la médaille, les mêmes milieux, qui tiennent en main le pouvoir bancaire, se montrent très frileux face au développement technique. Probablement marqués par les nombreuses faillites causées par les suites de la Révolution française de 1789, ils rechignent à investir dans l’industrie locale, malgré le besoin criant de fonds de certaines entreprises comme Sécheron. En lieu et place, ce sont les placements à l’étranger qui sont systématiquement privilégiés, les capitaux genevois essaimant de l’Australie à Cuba, en passant par les Pays-Bas ou la France.
«Contrairement à ce qui se passe au même moment à Zurich, sous l’ère d’Alfred Escher (fondateur du Crédit Suisse et père de la révolution locale), les radicaux genevois ne parviennent pas à faire le lien entre les familles patriciennes et l’industrie, commente Olivier Perroux. Le fait que James Fazy, pourtant d’origine bourgeoise, demeure en conflit ouvert avec ses ennemis politiques empêche de relancer la machine économique et entrave le développement de la ville. Cette discorde a également contribué au très mauvais dialogue qui règne aujourd’hui encore entre la ville et le canton.»
Vincent Monnet
«Tradition, vocation et progrès. Les élites bourgeoises de Genève (1814-1914)», par Olivier Perroux, Ed. Slatkine, 600 p.