Dossier/open access
Avec SCOAP3, le CERN montre la voie
Un nouveau modèle de financement développé par les physiciens propose de convertir dès 2008 au moins cinq revues, aujourd’hui payantes, en libre accès. Tous les acteurs bénéficieraient de l’opération
Face à la spirale ascendante et incontrôlée du prix des abonnements des journaux spécialisés, les physiciens du CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire, basée à Genève) ont décidé de prendre les choses en main. Leur réponse est le projet de consortium SCOAP3*, actuellement en cours d’élaboration et qui devrait, si tout va bien, devenir opérationnel au début 2008. L’objectif est de rendre accessibles gratuitement sur Internet tous les articles traitant de la physique des hautes énergies. Les principales revues concernées par ce changement continueraient leur travail d’édition et l’organisation de la relecture des papiers par les pairs. Mais, comme le veut le principe de l’open access, au lieu d’être prélevé grâce aux souscriptions (et donc sur les lecteurs), l’argent nécessaire à ces tâches proviendrait des auteurs. Ou plutôt, dans ce cas, directement des agences nationales qui financent habituellement la recherche dans ce domaine. Elles verseraient l’argent à SCOAP3 qui deviendrait ainsi l’interlocuteur unique des éditeurs.
C’est la première fois qu’une discipline entière tente d’extraire sa production éditoriale du contrôle exclusif des maisons d’édition. «En physique des hautes énergies prévaut une situation assez singulière, explique Salvatore Mele, responsable du projet SCOAP3. La population de chercheurs écrivant des articles est presque identique à celle qui les lit, ce que l’on ne retrouve ni en médecine ni en droit. Il a dès lors semblé logique que l’on puisse simplement inverser les choses et qu’au lieu de dépenser l’argent pour lire les articles, on le dépense seulement pour les écrire, l’argent étant prélevé sur les sommes généralement allouées à la recherche.» Et ce pour le grand profit de la science, dont les résultats sont diffusés sans entrave mercantile.
Une affaire bien avancée
Actuellement, Salvatore Mele et ses collaborateurs tentent de convaincre un noyau dur d’agences de financement européennes (Le FNRS suisse, le CNRS français, l’Institut Max Planck, l’INFN italien…) de jouer le jeu, car ce sont elles qui devront ouvrir le portefeuille. L’affaire est déjà bien avancée puisque des organismes de financement publics de France, Italie, Allemagne, Espagne, Grèce, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Suède et Suisse ont déjà manifesté leur appui. Si le projet SCOAP3 parvient à séduire tous les autres Etats membres du CERN, il rassemblerait déjà près de 40% de la production d’articles en physique des hautes énergies. «Il est plus facile de disposer de cette base confortable pour s’adresser ensuite aux Etats-Unis et aux pays asiatiques (essentiellement le Japon, la Chine, l’Inde, la Corée et Taïwan) afin de les convaincre de suivre le mouvement», estime Salvatore Mele.
La contribution de chaque membre de SCOAP3 suivra les règles habituelles en vigueur dans les collaborations scientifiques internationales. Chaque partenaire apporterait un financement proportionnel au nombre de publications issues de son pays ou de son laboratoire calculé sur une période de référence. Sur la somme totale, une part de 10% au plus est prévue pour couvrir les frais des publications issues des pays en voie de développement qui n’ont pas les moyens de participer financièrement au projet.
Le budget ainsi amassé servirait à financer la publication des articles scientifiques. «Près de 90% des articles écrits en 2005 dans les domaines de la physique des hautes énergies expérimentale, phénoménologique et théorique ont paru dans six revues appartenant à quatre maisons d’édition, précise Salvatore Mele. Le contenu de cinq d’entre elles** est presque exclusivement alimenté par la physique des hautes énergies. Le modèle de SCOAP3 prévoit de les convertir intégralement en libre accès. C’est dans ces cinq titres que la majorité de l’argent de notre projet serait dépensée. La sixième revue, Physical Review Letters (American Physical Society) couvre un champ plus large de la physique et ne consacre que 10% de son contenu aux hautes énergies. Dans ce cas, SCOAP3 souhaiterait financer la conversion de cette fraction en libre accès. Le projet ne se limite d’ailleurs pas à ces six revues. Il est ouvert à toutes celles qui publient des articles de qualité sur la physique des hautes énergies.»
Au final, tous les acteurs devraient y trouver leur intérêt. Le lecteur et les bibliothèques n’auront plus à payer des abonnements prohibitifs pour obtenir du contenu. Les auteurs bénéficieraient d’une plus large audience grâce au libre accès tout en continuant à publier dans les mêmes journaux de référence. Les maisons d’édition, elles, devraient également avoir avantage à adopter ce nouveau modèle économique jugé plus durable que celui basé sur la souscription. Les agences de financement, quant à elles, verront leur visibilité accrue et, même si ce sont elles qui dépensent l’argent nécessaire à la publication, devraient bénéficier d’une stabilisation des coûts en raison de l’instauration d’un marché véritablement compétitif.
«Le monde de la physique des hautes énergies n’est pas bien grand, admet Salvatore Mele. Notre branche publie moins de 10 000 papiers par an. Mais c’est un atout qui nous permet justement de lancer un projet comme SCOAP3. De plus, ici au CERN, nous avons un demi-siècle d’expérience dans l’art de rassembler les forces internationales autour d’un même projet. Lorsque nous présentons SCOAP3 à certaines institutions, elles crient à la science-fiction. Mais on peut le comparer au projet du LHC, l’accélérateur de particules construit actuellement au CERN. Une seule de ses quatre expériences, Atlas, repose sur une collaboration de 2000 personnes, une coordination entre 140 universités, l’établissement de 10 000 contrats de prestation et un budget de 600 millions d’euros. Le projet SCOAP3, lui, se contente de rassembler entre 20 et 40 agences de financement, un budget de 10 millions d’euros et établir une dizaine de contrats avec des revues. Une promenade de santé.»
* Sponsoring Consortium for Open Access Publishing in Particle Physics ou Consortium pour le libre accès des résultats en physique des particules
** «Physical Review D» (American Physical Society), «Physics Letters B» et «Nuclear Physics B» (Elsevier), «Journal of High Energy Physics» (SISSA/IOP) et «European Physical Journal C» (Springer)