Campus n°87

Recherche/biologie

Cancer: la promesse de TOR

Des chercheurs genevois ont identifié chez «Saccharomyces cerevisiae» un maillon important dans la chaîne de réactions moléculaires qui régule la croissance des cellules. Un processus qui, s’il est perturbé, est associé chez l’homme à 70% des cancers

levures
A première vue, la levure de la bière est une créature qui ne ressemble que très peu à l’être humain. Malgré cela, elle joue un rôle incontournable dans la compréhension des mécanismes responsables de l’apparition et du développement du cancer. L’équipe de Robbie Loewith, professeur adjoint suppléant au Département de biologie moléculaire, vient d’en apporter une preuve supplémentaire. Comme ils le rapportent dans un article paru dans la revue Molecular Cell du 8 juin, lui et ses collègues ont découvert sur cet organisme unicellulaire, Saccharomyces cerevisiae, un maillon supplémentaire dans la chaîne de réactions complexe qui contrôle la croissance des cellu-les. Un processus qui, s’il est perturbé, peut provoquer la naissance d’une tumeur. Le chaînon en question est une protéine (Sch9) qui devrait contribuer à compléter les connaissances des chercheurs dans ce domaine.

«Le sujet de notre étude est l’accroissement de la masse des cellules, et non pas la division cellulaire, précise d’emblée Robbie Loewith. Les deux phénomènes sont généralement coordonnés afin que le développement de l’organisme soit harmonieux, mais leur machinerie moléculaire est distincte. Par ailleurs, on sait que si la mécanique de multiplication cellulaire s’affole, cela peut provoquer un cancer. Or, ce que l’on sait moins, c’est que la perturbation du processus de croissance peut elle aussi aboutir à la naissance d’une tumeur.»

Conservée par l’évolution

La molécule clé dans le phénomène de croissance cellulaire est TOR (Target of Rapamycin). Découverte dans les années 1990, elle ne fonctionne pas en solitaire, mais est imbriquée dans un complexe plus grand qui se ren-contre sous deux formes, TORC1 et TORC2. Au fil des années, les chercheurs ont réussi, chez la levure, à compléter entièrement la chaîne de réactions commençant avec l’arrivée des facteurs de croissance à la surface des cellules qui leur intiment l’ordre de croître et se terminant avec l’activation proprement dite de TORC1 (TORC2 est actuellement beaucoup moins caractérisée), en passant par toute la cascade de signalisation qui mobilise une bonne demi-douzaine de protéines différentes. L’évolution a conservé cette mécanique de croissance cellulaire car on la retrouve presque à l’identique – seules les séquences des protéines varient légèrement d’une espèce à l’autre – chez tous les eucaryotes (un groupe dont font partie notamment la levure et tous les animaux). Chez l’être humain, la protéine principale est connue sous le nom de mTOR.

Cette grande similitude entre des espèces si différentes présente des avantages inestimables. En effet, travailler sur des levures coûte beaucoup moins cher, prend moins de temps et pose nettement moins de problèmes éthiques que d’effectuer des expériences similaires sur des rongeurs (autre modèle très utilisé dans les laboratoires), sans même parler des êtres humains. A cela s’ajoute le fait que les 6000 gènes de Saccharomyces cerevisiae ont tous été décryptés depuis plusieurs années et qu’il existe sur le marché des kits complets contenant les souches de 4500 mutants de la levure, chacun d’entre eux ayant été délesté d’un gène différent. «Nous possédons là un outil incroyablement puissant pour la recherche en biologie moléculaire», souligne Robbie Loewith.

Depuis sa découverte, l’intérêt scientifique et médical pour la protéine TOR n’a fait que croître. En effet, les chercheurs se sont rendu compte que toutes les substances qui promeuvent l’activation du complexe TORC1 sont également connues pour favoriser l’apparition de cancer. Et, au contraire, les molécules inhibant TORC1 ont des propriétés protectrices contre les tumeurs. Un tel parallélisme ne pouvait qu’enthousiasmer la recherche clinique. Résultat: plusieurs compagnies développent actuellement des médicaments agissant sur TORC1 par le biais de la rapamycine, une petite molécule qui a la particularité de bloquer ce complexe. De manière générale, la voie de signalisation passant par TOR constitue une cible potentielle extrêmement prometteuse puisque que les experts estiment que 70% des cancers humains sont associés, de manière directe ou indirecte, à son dysfonctionnement. L’importance de ce champ de recherche s’est d’ailleurs traduite en avril dernier par l’attribution à Robbie Loewith, entre autres, du Prix Leenaards 2007 pour la promotion de la recherche scientifique.

Seulement, pour avancer, il est indispensable d’en savoir plus à la fois en amont et en aval de TORC1. Tout d’abord, les facteurs de croissance ne constituent pas les seuls signaux venus de l’extérieur qui régulent la croissance d’une cellule, loin s’en faut. Son développement est aussi sous l’influence de la disponibilité de nutriments ou des conditions environnementales (salinité, acidité, température, etc). Ces paramètres agissent également sur le complexe TORC1, mais on ignore encore par quel chemin. Selon Robbie Loewith, la cascade de réactions qu’ils déclenchent n’est probablement pas la même que celle provoquée par les facteurs de croissance.

Un oncogène important

De même, si les chercheurs ont identifié pour le complexe TORC1 un nombre impressionnant de fonctions biologiques liées à la croissance cellulaire (activation de gènes, synthèse de protéines, réponse au stress, etc), ils ignoraient comment elles s’exercent. Jusqu’à l’article des chercheurs genevois. Dans leur papier, les biologistes présentent en effet pour la première fois un «substrat» de TORC1, c’est-à-dire sa principale cible. Il s’agit d’une protéine appelée Sch9 qui possède, cette fois encore, un homologue chez l’être humain, connue sous le nom de S6k. Cette dernière est d’ailleurs un oncogène (favorisant l’apparition de tumeurs) important.

«Nous avons franchi un petit pas en apparence, mais dans les faits, c’est une étape importante, explique Robbie Loewith. Cette protéine ouvre en effet la porte à de nouvelles investigations, à la fois en amont et en aval du complexe TORC1. Nous avons d’ores et déjà remarqué que si nous coupons les vivres à la levure ou si nous augmentons la température de son environnement pour provoquer un stress, l’activité de Sch9 chute, ce qui traduit une interruption du processus de croissance.»

Cette avancée et celles qui vont sans doute suivre n’ont toutefois pas d’applications immédiates sur la santé, comme souvent dans le cas de recherche fondamentale. A terme, les chercheurs espèrent cependant être en mesure de développer des méthodes de diagnostic de cancers dans lesquels la voie mTOR est hyperactivée ainsi que d’identifier de nouvelles cibles thérapeutiques. 

Anton Vos

Département de biologie moléculaire
Fondation Leenards