Dossier/Chine
Jeux de pouvoir sur la Toile
Plus de 160 millions de Chinois auraient aujourd’hui accès à Internet. Souhaitée et encouragée par le pouvoir, qui a engagé des investissements considérables dans ce domaine dès la fin des années 1980 cette révolution technologique représente un immense défi pour des autorités partagées entre le désir de soutenir le développement du pays et la nécessité de maintenir une certaine stabilité sociale. Car même s’il passe pour être le réseau le plus surveillé au monde, de vastes pans du Web chinois échappent à la censure, offrant à des masses croissantes d’internautes un nouvel espace de liberté. Une tribune tolérée faute de pouvoir faire autrement, mais aussi parce que Pékin a très vite compris l’avantage qu’elle pouvait représenter en matière de lutte contre la corruption. L’équilibre est cependant fragile.
«La Chine veut redevenir la grande puissance mondiale qu’elle était il y a mille ans, explique Basile Zimmermann, maître-assistant spécialisé dans les nouvelles technologies au sein de l’Unité des études chinoises. Et, aux yeux des autorités, cela passe immanquablement par une révolution technologique. Il s’agit donc de ne pas manquer les immenses opportunités offertes par Internet.»
Dans un pays qui n’a jamais pu se doter d’un réseau de téléphone fixe comparable à ceux des pays occidentaux, l’essor du Web est donc très vite devenu une priorité. Avec des résultats impressionnants: alors que le pays comptait un peu moins de 2000 utilisateurs en 1994, ils étaient près de 80 000 en 1997 – date à partir de laquelle il est devenu possible de «surfer» depuis son domicile – et on estime qu’ils sont aujourd’hui 160 millions (dont plus de 40% de femmes). Cet engouement n’étonne guère Nicolas Zufferey, responsable de l’Unité des études chinoises: «La mentalité chinoise allie un vieil intérêt pour les techniques et l’innovation à un sens très développé du bricolage. C’est un mélange qui se marie bien avec Internet. Et puis, c’est également un média qui génère de nouvelles réponses à la lourdeur du quotidien.»
Certes, mais sous conditions. Conscient du risque d’explosion sociale que peut représenter un tel espace d’opinion, le régime a en effet pris quelques précautions. Vis-à-vis de l’extérieur tout d’abord. Le Web chinois ne disposant que de quelques portes d’entrée et de sortie vers les pays voisins, il est relativement aisé à contrôler de ce point de vue. Les entreprises étrangères actives sur le réseau (parmi lesquelles Google, Microsoft ou Yahoo!) sont, pour leur part, tenues de faire en sorte qu’aucun contenu jugé indésirable (en particulier les informations à caractère politique, et la pornographie) n’atterrisse sur la Toile. Le gouvernement a également mis en place toute une panoplie de dispositifs de filtrage destinés à débusquer les messages subversifs, mais avec un succès très relatif étant donné les limites techniques des moyens actuels.
Et ce n’est pas la seule faille du dispositif. Pour l’heure ce sont en effet les Etats-Unis qui fournissent la technologie et gèrent les clés du protocole nécessaire au bon fonctionnement du Web chinois. Ils pourraient ainsi, en théorie, bloquer l’ensemble des sites du pays en moins de 24 heures. Les quelques dizaines de milliers de cyberpoliciers que compte le pays sont par ailleurs largement dépassés par l’énorme quantité d’informations qui circule aujourd’hui. Et Google, détenteur de You Tube, ne parvient pas davantage à censurer en temps réel les contenus problématiques. «A partir du moment où les gens ont la possibilité de déposer librement du contenu sur des sites, le filtrage ne peut se faire qu’a posteriori. Et le débit est à ce point phénoménal que les autorités sont très souvent prises de vitesse, complète Basile Zimmermann. C’est d’autant plus vrai que si les technologies existantes sont performantes lorsqu’il s’agit de filtrer du texte, elles le sont nettement moins quand il s’agit d’identifier des éléments jugés subversifs sur des images fixes ou des vidéos. Il est difficile de se faire une idée précise de la situation, mais selon certains intellectuels chinois, près de 90% du contenu circulant sur le Web local échappe aujourd’hui à la censure.»
Pour autant, rares sont ceux qui s’aventurent à critiquer ouvertement les orientations du régime, en évoquant par exemple la question des droits de l’homme ou la situation du Tibet. En revanche, depuis 2003, plusieurs mouvements de protestation spontanés se sont développés suite à des erreurs judiciaires ou à des affaires de corruption dans les provinces. Le schéma est presque toujours le même: un scandale est dénoncé dans la presse, qui est devenue très friande de ce genre d’histoires qui attirent généralement de nombreux lecteurs. L’information est ensuite reprise sur Internet où elle se répand à une vitesse vertigineuse. «Dans plusieurs cas devenus célèbres, des dizaines de milliers de gens se sont soudainement mis à donner leur avis, à protester, à débattre, explique Basile Zimmermann. On a vu émerger une forme de démocratie à la fois totalement désorganisée et tout à fait spontanée.»
Ces poussées critiques sont d’autant mieux tolérées par le régime qu’elles servent fréquemment ses objectifs. «Il existe des tensions importantes entre le pouvoir central et les provinces, poursuit Basile Zimmermann. Suite au développement économique du pays, la corruption a considérablement augmenté. Certaines régions échappent de plus en plus à la tutelle de Pékin, qui, dans certains cas, peine à faire respecter ses décisions. Les campagnes de dénonciation sur Internet – qui visent généralement des abus commis dans les provinces – permettent de justifier une réaction forte de la part des autorités centrales qui, du coup, se sentent libres d’agir avec énergie afin de reprendre la situation en main.»
L’exercice est naturellement risqué. D’abord parce que rien ne garantit que la vindicte populaire ne livre pas des innocents aux mains du bourreau. Ensuite, parce qu’un jour ou l’autre, ce vent de contestation pourrait changer de sens et se mettre à souffler vers Pékin.