Recherche/droit
Jeu de lois pour chefs-d’œuvre en déshérence
Le Centre du droit de l’art participe à l’élaboration de solutions «justes et équitables» en matière de restitution de biens culturels spoliés, domaine qui reste d’actualité, y compris en Suisse
un vaste imbroglio
Première structure du genre en Europe, le Centre du droit de l’art de l’Université a fait siennes ces interrogations depuis sa création en 1991. Au travers de recherches et de publications qui font aujourd’hui figure de référence, ses experts s’efforcent de démêler ce qui ressemble souvent à un imbroglio. Professeur associé en Faculté de droit et membre de la direction du Centre, Marc-André Renold vient ainsi de se rendre à Melbourne à l’occasion d’un congrès organisé par le Comité international d’histoire de l’art. En collaboration avec des chercheurs français, allemands, italiens, espagnols et britanniques, il participe aussi à l’élaboration d’un dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel. «C’est un outil qui permettra de mettre en regard les solutions de différentes législations sur des points particuliers, précise Marc-André Renold. Ce sera à l’évidence un «plus» important pour une discipline par définition transnationale et dans laquelle beaucoup reste à construire.»
Le chantier, en effet, est énorme. A titre d’exemple, on estime que pour la seule France, ce sont 25 000 œuvres qui ont été dérobées par les autorités allemandes entre 1939 et 1945. Le Reich vaincu, le système mis en place par les Alliés a permis de multiples restitutions, mais nombre de particuliers ont été ignorés par ces opérations. Ce n’est qu’après l’effondrement du bloc soviétique que le sujet a refait surface. Sous l’égide de Stuart Eizenstat, secrétaire adjoint au Trésor, l’administration Clinton a ainsi organisé en 1998 la Conférence de Washington sur les œuvres d’art confisquées par le régime national-socialiste. Les 44 pays représentés ont adopté onze principes concernant la vente, la restitution, la détention ou l’échange de biens artistiques confisqués par les nazis.
«L’idée centrale exprimée à Washington est qu’il serait souhaitable que les Etats concernés assouplissent les exigences du droit national dans le domaine de la restitution des biens culturels spoliés, afin d’arriver à des solutions «justes et équitables» pour les différentes parties concernées, complète Marc- André Renold. Ceci, en adaptant, par exemple, les règles relatives aux délais de prescription. Et de nombreux pays ont effectivement accepté de jouer le jeu.» Le gouvernement allemand a ainsi émis une directive qui a amené les musées nationaux à rendre un certain nombre d’œuvres suspectes. En 1998, l’Autriche a adopté une nouvelle législation facilitant les procédures de restitution, tandis que la France établissait une commission pour l’indemnisation des victimes de spoliation.
Possibles surprises
Souvent accusée d’avoir joué un rôle de plaque tournante pour le trafic d’œuvres d’art, la Suisse a également suivi le mouvement. En janvier 1999, la Confédération a institué un Bureau de l’art spolié rattaché à l’Office fédéral de la culture. Outre l’offre d’un appui lors des procédures de restitution des œuvres saisies par le régime national-socialiste, ce service peut également venir en aide aux descendants de ceux qui ont choisi de transférer en Suisse des biens culturels afin d’empêcher les nazis de s’en emparer. Entrée en vigueur le 1er juin 2005, la nouvelle loi fédérale sur le transfert international des biens culturels complète le dispositif, même si sa portée est plus générale.
«Les musées de la Confédération ont réexaminé l’ensemble de leurs collections, explique Marc-André Renold. Ils sont arrivés à la conclusion qu’ils ne possédaient pas d’œuvres qui auraient pu être spoliées durant la Deuxième Guerre mondiale. Au niveau cantonal et sur le plan des institutions privées, en revanche, le même travail n’a pas toujours été effectué. Et, de ce côté-là, des surprises sont possibles: il n’est en effet pas exclu que des œuvres exposées aujourd’hui en Suisse puissent avoir été spoliées.»
Reste que, pour un particulier, obtenir gain de cause devant un tribunal tient souvent de la gageure. L’obstacle est d’abord matériel. A l’exception des Etats-Unis, où les avocats peuvent être rémunérés en fonction du résultat de leur activité, il faut en effet disposer d’un budget conséquent pour être en mesure de tenter l’aventure. Les procédures et les législations variant considérablement d’un pays à l’autre, les difficultés rencontrées par les requérants pour identifier les voies qui leur permettraient de trouver des solutions adéquates sont également importantes. Au point que, pour un individu ne possédant pas de connaissances spécifiques, l’écueil est souvent insurmontable.
Enfin, la question de la preuve pose également problème dans la plupart des cas, les descendants des familles spoliées ne disposant que très rarement d’éléments indiscutables pour légitimer leur demande.
«J’ai été confronté à un cas dans lequel la personne spoliée avait été contrainte d’émigrer d’Allemagne en Union soviétique, où elle a été une nouvelle fois persécutée, explique Marc-André Renold. A la chute du mur de Berlin, son fils s’est lancé à la reconquête du patrimoine familial avec, pour seul élément matériel, une liste manuscrite comportant l’auteur et le titre d’une douzaine de tableaux prêtés au Musée de Hanovre avant l’exil. Après des efforts considérables, certaines toiles ont été identifiées, mais toutes n’ont pas été restituées, en partie par manque de preuves.»
Sur le plan éthique, les choses peuvent également être très complexes. Nombre de musées ont en effet acquis de bonne foi, souvent par des donations, des œuvres dont l’origine est aujourd’hui contestée. Parfois une recherche sur les origines de l’œuvre a même été conduite, mais sans succès. «Dans ce genre de cas, s’en remettre à un tribunal, c’est prendre un risque important, explique Marc-André Renold. Ce dernier n’a pas vocation à adopter des solutions nuancées. Il doit trancher de façon nette. Il y a donc toujours un gagnant et un perdant. Or, dans les cas difficiles, cela ne peut pas être satisfaisant. La tendance actuelle est donc aux solutions négociées, par exemple par le biais d’une médiation ou d’un arbitrage international. Les deux parties peuvent se mettre d’accord pour donner l’œuvre à un musée. Elles peuvent aussi décider de vendre l’objet et de se partager les bénéfices.»
Gagnant -gagnant
Un appel au compromis qui a déjà trouvé des adeptes en Suisse, à propos d’un différend bien éloigné de la Deuxième Guerre mondiale. Récemment, le Conseil fédéral a ainsi joué les médiateurs dans un litige opposant les cantons de Saint-Gall et de Zurich. L’affaire avait trait à des manuscrits médiévaux et un globe terrestre et céleste saisis par les Zurichois durant les guerres de religion. Après trois ans de travail, la solution proposée par les experts bernois a consisté à laisser la propriété des objets à Zurich, au motif que les faits étaient trop anciens pour être remis en cause. Cependant l’accord prévoyait également que le canton prête ces œuvres à long terme à Saint-Gall.
Quant au globe, il est resté la propriété de Zurich, mais à condition qu’une «copie parfaite », conçue aux frais du canton, soit offerte à Saint-Gall. «C’est l’issue idéale dans la mesure où elle permet à tous les protagonistes de sauver la face et de tirer un certain bénéfice de l’opération, commente Marc-André Renold. Cependant, pour que cela fonctionne il faut que les deux parties acceptent de céder un peu de terrain, ce qui n’est de loin pas toujours le cas.»
Vincent Monnet