Tête chercheuse
Ferdinand de Saussure, le linguiste qui n’osait pas écrire
Il y a 150 ans naissait Ferdinand de Saussure. Et en 1907, le savant donnait à l’Université de Genève son premier cours de linguistique générale, fondant ainsi une nouvelle discipline scientifique
Dans la famille de Saussure, on demande le linguiste. Non pas le géologue et alpiniste Horace- Bénédict dont il est l’arrière-petit-fils, ni le botaniste codécouvreur de la photosynthèse Nicolas-Théodore dont il est le petit-neveu, ni encore l’entomologiste Henri dont il est le fils. Mais bien Ferdinand, né en 1857 à Genève, et considéré aujourd’hui comme le fondateur de la linguistique. Coïncidence de calendrier, l’année 2007 a marqué les 150 ans de sa naissance ainsi que les 100 ans du premier des trois cours de linguistique générale qu’il a donnés à l’Université de Genève. Un anniversaire qui a donné lieu en juin dernier à un colloque international doublé d’une exposition de ses manuscrits à la Bibliothèque de Genève et qui se poursuit avec un projet de recherche, mené par Fabienne Reboul, collaboratrice scientifique au Département de linguistique. Un travail destiné à définir la contribution du savant genevois à l’élaboration épistémologique de son temps.
Vu son arbre généalogique, Ferdinand de Saussure pouvait difficilement échapper à la tradition familiale voulant qu’il y ait au moins un savant d’envergure internationale par génération. A en croire ses contemporains, il y est parvenu avec succès. Ses élèves, camarades et collègues, de Paris à Genève en passant par Leipzig, l’ont unanimement couvert de louanges, autant pour sa personnalité charmante que pour ses capacités intellectuelles et sa rigueur scientifique. Outre ses travaux encore pertinents aujourd’hui en grammaire comparée et en philologie, sa principale contribution a été de poser les bases de la linguistique moderne, de faire de l’étude de la langue un système de pensée cohérent, qui obéit à des règles et que l’on peut soumettre à l’étude scientifique. La linguistique habituelle de son époque consiste à étudier l’évolution d’une langue et de ses composants dans le temps. Lui, au contraire, arrête le chronomètre. Il fige la langue dans l’instant présent et la considère comme un objet construit. En agissant de la sorte, il prépare un programme de recherche complet en linguistique, un programme encore d’actualité en ce début du XXIe siècle.
Une compilation de notes
L’acte fondateur de cette nouvelle discipline a été la publication de l’ouvrage connu sous le nom de Cours de linguistique générale (CLG). Curieusement, ce livre n’est pas de la main du chercheur genevois. Il est même paru en 1916, trois ans après sa mort, survenue à l’âge de 55 ans. Il s’agit en fait d’une compilation de notes d’élèves ayant suivi les derniers cours que le maître a donnés sur la linguistique générale en 1907, 1909 et 1911. «Ferdinand de Saussure n’a laissé de ces enseignements que des notes éparses et incomplètes, explique Fabienne Reboul. Il n’écrivait pas tout, les phrases étaient souvent interrompues, traduisant des pensées en cours d’évolution. Et, de toute façon, il semble qu’il déchirait les brouillons de ses cours. C’est pourquoi deux de ses anciens étudiants, Charles Bailly et Albert Sechehaye, ont pris l’initiative de réunir les notes de ses disciples et d’en rédiger la synthèse la plus complète possible.»
Il faut dire que Ferdinand de Saussure, s’il était de son temps l’un des meilleurs connaisseurs des langues et de leur étude, entretenait une phobie de l’écrit. Il a certes laissé à la postérité une correspondance fournie, une dernière malle lui appartenant a même été découverte en 1996. Mais, à l’image du grand livre que tout le monde attendait et qui n’est jamais arrivé, de nombreuses autres entreprises rédactionnelles ont avorté. Le savant avoue d’ailleurs son blocage dans une missive d’excuse qu’il adresse à un correspondant auquel il avait promis un article scientifique des années auparavant: «[…] J’ai une horreur maladive de la plume, et […] cette rédaction me procure un supplice inimaginable, tout à fait disproportionné avec l’importance du travail. Quand il s’agit de linguistique, cela est augmenté pour moi du fait que toute théorie claire, plus elle est claire, est inexprimable en linguistique; parce que je mets en fait qu’il n’existe pas un seul terme quelconque dans cette science qui ait jamais reposé sur une idée claire, et qu’ainsi entre le commencement et la fin d’une phrase, on est cinq ou six fois tenté de refaire.»
Le CLG n’en a pas moins connu (et continue de connaître) un succès éditorial. Il a contribué à diffuser la pensée saussurienne dans le monde entier et des savants comme Claude Lévy-Strauss, Jacques Lacan et Roland Barthes y ont puisé les fondements du structuralisme. «Une des explications de ce succès est que Ferdinand de Saussure a hérité du côté paternel toute la curiosité, la rigueur et le savoir-faire des scientifiques», précise Fabienne Reboul. Un tel bagage scientifique est peu fréquent parmi les linguistes de son temps. Il s’empare donc de sa discipline avec un souci constant de la cohérence, de la définition des termes. «Son enseignement était très axé sur la méthode, ajoute Fabienne Reboul. A tel point que l’on reconnaissait ses anciens étudiants à la rigueur méthodologique dont ils faisaient preuve.»
Bouillonnement intellectuel
A cela s’ajoute le fait qu’en 1881, il s’installe à Paris, où il enseigne durant dix ans à l’Ecole pratique des hautes études. Dans ces années-là, la capitale française vit un bouillonnement intellectuel intense qui influencera durablement Ferdinand de Saussure. C’est l’époque où toutes les sciences humaines (sociologie, psychologie, sciences de l’éducation, etc.) cherchent à se définir et à délimiter leurs champs de recherche. Ce sont aussi les débuts de l’espéranto, cette langue artificielle universelle mise au point par des logisticiens et des mathématiciens pour pallier la disparition du latin comme langue commune des scientifiques.
Après une décennie fertile passée à Paris, le savant décide soudainement de retourner à Genève, à la consternation de ses collègues et amis. Il n’a que 34 ans et est au faîte de sa renommée lorsqu’il repart vers la Cité de Calvin. Il cède probablement devant l’insistance de sa famille, soucieuse de voir l’aîné d’une fratrie de 8 enfants prolonger la lignée dans sa ville d’origine. Quoi qu’il en soit, en 1891, Ferdinand de Saussure s’installe de nouveau au bord du lac Léman. En 1892, il se marie avec Marie Faesch et la même année naît son premier enfant, Jacques. Il en aura deux autres.
Sa patrie le traite bien. On crée une chaire de linguistique uniquement pour lui et il enseigne le grec, le latin, la grammaire comparée des langues germaniques et le sanscrit. Ce n’est qu’en 1907 qu’il donne son premier cours de linguistique générale, suivi par deux autres. En 1912, contraint par la maladie, il cesse son enseignement et se retire dans la maison familiale à Vufflens, dans le canton de Vaud. Il y meurt, le 22 février 1913.
De Sausure sur «You Tube»
L’œuvre de Ferdinand de Saussure a été largement commentée après sa mort. Elle est essentiellement composée du CLG, mais la bibliothèque de Genève détient également un fonds très riche de manuscrits de la main du savant. Des chercheurs du monde entier viennent le consulter. «On trouve de grands saussuriens jusque dans les pays asiatiques, précise Fabienne Reboul. Chaque été, la Bibliothèque voit arriver des groupes de Japonais et de Coréens venus consulter les manuscrits du maître.»
La notoriété de l’homme ressurgit encore à notre époque dans les endroits les plus inattendus. L’artiste new-yorkais Stephin Merritt, fondateur du groupe The Magnetic Fields, a ainsi composé et interprété en son honneur une chanson intitulée The Death of Ferdinand de Saussure (1999). On peut l’écouter et visionner le clip sur le site Internet de YouTube.com.
Anton Vos
Ferdinand de Saussure à la FAPSE
Exposition virtuelle sur Ferdinand de Saussure
Les études saussuriennes sont également représentées par le Cercle Ferdinand de Saussure, qui publie les Cahiers Ferdinand de Saussure
Une vie dédiée aux langues
1857 Naissance à Genève |