Campus n°90

Recherche/chimie

Délicates hélicates

En 1997, Claude Piguet signe un papier qui figure aujourd’hui dans le peloton de tête des articles les plus cités au cours des dix dernières années. Le sujet? Des supermolécules en forme d’hélices qui ont séduit les chimistes par leur beauté

helicates

C’est une histoire de chimiste. Le principal protagoniste est un type d’assemblage de molécules un peu spécial, conçu pour la première fois il y a vingt ans et baptisé hélicate en raison de sa forme hélicoïdale (voir l’image ci-contre). Dès sa première apparition dans la littérature scientifique en 1987, cette construction chimique artificielle, composée de longues molécules organiques enfermant des atomes de métal, séduit les chimistes par son élégance et fait l’objet d’intenses recherches fondamentales. Alors au début de sa carrière, Claude Piguet, devenu depuis professeur au Département de chimie minérale, analytique et appliquée, cède lui aussi à l’attrait de ces nouveaux venus. En 1997, il se lance avec deux de ses collègues, Gérald Bernardinelli et Gérard Hopfgartner, dans la rédaction d’un article de revue sur le sujet. Le texte, qui paraît dans le journal Chemical Reviews, fait le point sur les connaissances et s’essaye à des prédictions concernant les voies que suivra la recherche académique, mais aussi les applications possibles. Cette contribution sera lue au-delà de toute attente: en octobre 2007, à la surprise de l’auteur lui-même, le papier est placé dans le pour cent de tête des articles les plus cités au cours des dix dernières années*.

A quoi est dû ce succès dont l’ampleur a crû lentement, à l’instar des arômes et des tanins d’un bon vin? Manifestement pas à l’utilité potentielle des hélicates elles-mêmes (qui, en dehors des chimistes, en a entendu parler?). Ces dernières n’ont en effet longtemps servi à rien d’autre qu’à passionner les chimistes. «Au début, personne ne se souciait des applications possibles de ces supermolécules, se rappelle Claude Piguet. Leur apparition a représenté une petite révolution dans la chimie de la fin du siècle dernier. Mais elle n’a été soutenue par aucune motivation commerciale. En fait, on cherchait surtout à comprendre comment ces objets incroyables pouvaient simplement exister.»

Le pouvoir de séduction des hélicates réside en effet essentiellement dans leur forme, qui allie la beauté au mystère – aux yeux des chimistes en tout cas. «Ces structures sont faites de deux, trois, voire quatre brins qui s’enroulent comme autant d’escaliers en colimaçon autour du même axe, explique Claude Piguet. Cette forme hélicoïdale, qui symbolise l’ascension (ou la progression) en tournant, a toujours fasciné les hommes. On la retrouve dans les représentations de la Tour de Babel, dans la vis d’Archimède ou encore dans des dessins d’escalier et d’hélicoptère de Léonard de Vinci. A cela s’ajoute, pour les chimistes, la description dans les années 1950 de la molécule d’ADN, merveilleuse double hélice porteuse du programme génétique de toute forme de vie sur Terre. En un mot, les hélicates sont de beaux objets et, à ce titre, méritent déjà amplement l’intérêt des chimistes. Ne serait-ce que pour les manipuler de toutes les façons imaginables.»

Mais il y a mieux. Au centre des molécules organiques hélicoïdales sont fixés des atomes de métal. En fait, les hélicates représentent une des tentatives les plus abouties d’allier des molécules organiques avec des métaux, un défi qui mobilise tout un pan de la discipline sous la bannière de la chimie dite de coordination. La motivation principale de cette branche est que la partie organique (très peu réactive) entoure et protège de l’environnement direct les métaux (très réactifs) qui conservent ainsi intactes leurs propriétés optiques, électriques ou catalytiques. Propriétés qui pourraient, dans l’idéal, être utilisées pour fabriquer de minuscules dispositifs capables de mesurer, sonder, émettre de la lumière…

Auto-assemblage

Mais avant même de penser à une quelconque application, les chimistes se sont penchés sur la façon de fabriquer les hélicates. Ces supermolécules ont la particularité de s’assembler toutes seules dès que les premiers éléments sont mis en place. Lorsque les conditions chimiques nécessaires sont réunies, les brins croissent en tournant sur eux-mêmes et les atomes de métal viennent se fixer au bon endroit au fur et à mesure que pousse la structure.

«L’auto-assemblage, en chimie, n’est en soi pas un tour de magie, précise Claude Piguet. Cela se déroule sans cesse dans la nature. En revanche, ce qui est déroutant avec les hélicates, c’est que les atomes de métal, tous chargés positivement, devraient en principe se repousser. Ils ne devraient pas pouvoir s’approcher autant les uns des autres. On observe pourtant le contraire. Au cours du processus de croissance, les cations de métal surmontent la force de répulsion électrique pour venir se placer tout près les uns des autres dans la structure chimique en construction. C’est un mystère qui a mis du temps à être élucidé.»

A tel point qu’en 1992, Jean-Marie Lehn, Prix Nobel de chimie et père des hélicates, n’a trouvé d’autre solution pour expliquer ce curieux phénomène que d’introduire une nouvelle force dite de «coopérativité positive». Une force d’origine et de mode d’action inconnus, mais dont le résultat est de s’opposer à la force électrique et de permettre aux hélicates de se fabriquer elles-mêmes.curieux phénomène que d’introduire une nouvelle force dite de «coopérativité positive». Une force d’origine et de mode d’action inconnus, mais dont le résultat est de s’opposer à la force électrique et de permettre aux hélicates de se fabriquer elles-mêmes.

«C’était clairement une erreur, même si elle était basée sur de solides arguments scientifiques, estime Claude Piguet. Il n’existe pas de force de «coopérativité positive» dans la nature. Tout est explicable par celles que l’on connaît déjà, à savoir les forces électromagnétiques, fortes, faibles et de gravitation. Mais il n’en reste pas moins qu’il s’agissait là d’une intuition géniale. Car cette hypothèse, tout en étant fausse, semblait fonctionner et a permis d’avancer. Beaucoup de chercheurs se sont lancés dans le domaine des hélicates, qui a connu, durant les années 1992-1997, une activité très intense. Des structures moléculaires de toutes les formes ont été fabriquées, jusqu’aux polygones les plus complexes. Et plus de 100 combinaisons de métaux différents ont été utilisés dans d’innombrables édifices.»

Approche prospective

C’est dans ce contexte qu’arrive l’article de Claude Piguet et de ses collègues. Les trois chercheurs, un chimiste, un cristallographe et un spécialiste de la spectroscopie de masse, décident d’écrire une revue inhabituelle. Au lieu de se borner à rédiger un catalogue des connaissances accumulées durant la dernière décennie – ce qui est une manière de faire répandue – ils préfèrent tenter une approche plus prospective. Ils s’aventurent alors à faire des prédictions sur les développements futurs des hélicates. La majorité d’entre elles sont de nature purement académiques, mais ils tentent également de prévoir de possibles applications. Et il se trouve qu’une bonne partie de leurs prédictions se réaliseront – comme la première structure à quatre brins hélicoïdaux qui a été réussie pour la première fois en 1998. En fait, l’article alimente l’inspiration de nombreux chercheurs au cours de la décennie qui suit sa publication. Et comme à chaque fois les scientifiques sont tenus de citer leurs sources quand ils publient leurs travaux, le papier des Genevois se retrouve régulièrement dans les bibliographies. Jusqu’à devenir l’un des plus cités de ces dix dernières années.

«Nous avons également indiqué dans notre article de 1997 que l’existence de la force de «coopérativité positive» était peu probable, précise Claude Piguet. Mais nous n’avions pas d’explication alternative à proposer. Il a fallu attendre 2003 pour qu’un chercheur italien démontre que le modèle sur lequel se basait la description de la croissance des hélicates n’était pas adapté et qu’il n’était pas nécessaire d’introduire la coopérativité positive.»

C’est finalement en 2006 qu’un post-doctorant de Claude Piguet, Josef Hamacek, aujourd’hui maître assistant au Département de chimie minérale, analytique et appliquée, parvient à corriger le modèle et à l’adapter à la simulation de l’auto-assemblage des hélicates.

Après vingt ans d’existence, les hélicates n’ont pas encore trouvé d’application concrète. Cependant, grâce à une base théorique plus solide, les chercheurs nourrissent désormais des espoirs de développer grâce à ces beaux objets des sondes chimiques et biochimiques (capables de mesurer les taux de certaines substances prédéfinies) qui pourraient avoir un intérêt dans la médecine.

Anton Vos

* Les classements par niveau de citation sont établis régulièrement par une entreprise privée, Thomson ISI, qui les vend très chers aux revues, agences et chercheurs intéressés.