Tête chercheuse
Edouard Claparède, conquérant aboulique
Fondateur de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, ce pionnier de la pédagogie a posé les bases de ce qui allait devenir la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, ouvrant ainsi la voie à Jean Piaget
Il est pour beaucoup dans la renommée de Genève en matière de pédagogie. Prédécesseur de Jean Piaget, à qui il a largement ouvert la voie, Edouard Claparède a consacré toute son énergie – et une bonne partie de sa fortune personnelle – à un idéal: faire des sciences de l’éducation une discipline scientifique à part entière. Un projet dont la principale concrétisation sera la fondation de l’Institut Jean-Jacques Rousseau en 1912, première institution au monde entièrement dévolue à la recherche éducationnelle, dont la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation est l’héritière directe.
Issu d’une lignée de pasteurs languedociens réfugiée à Genève après la révocation de l’Edit de Nantes (1685), Edouard Claparède rêve d’abord d’un destin de missionnaire. Mais à 15 ans, il se découvre une vocation pour cette discipline toute jeune qu’est encore la psychologie en assistant à une conférence donnée par son cousin Théodore Flournoy. Directeur du laboratoire de psychologie depuis sa création en 1892, ce dernier offre, dans les années qui suivent, à son parent un premier poste d’assistant. Cette période de formation permet au jeune chercheur de s’initier à des domaines très divers. Claparède s’intéresse à la psychologie des animaux, au développement de l’enfant, mais aussi au sommeil, aux médiums, à la médecine légale ou à la politique.
Orateur doté d’un indéniable sens de la formule, il est capable de ramasser en quelques phrases ce qui peut faire l’objet de longues théories chez ses collègues. Nommé à la tête du laboratoire de psychologie dès 1904, il devient professeur extraordinaire de psychologie expérimentale quatre ans plus tard, puis professeur ordinaire en 1915. Dans l’intervalle, toujours avec la complicité de Flournoy, il trouve le temps de lancer les Archives de psychologie, revue au sein de laquelle les deux hommes souhaitent recevoir tout ce que la psychologie et les sciences de l’éducation produisent de par le monde et qui, au fil des ans, va s’imposer comme un pont important entre l’Europe et les Etats-Unis. Cheville ouvrière des Congrès internationaux de psychologie, on lui doit également la première consultation médico-pédagogique de Suisse (1913) et il siège dès 1904 au sein de la Commission des anormaux, qui deviendra en 1929 le Service d’observation des écoles, puis le Service médico-pédagogique (SMP) en 1956.
Claparède en veut pourtant davantage. Porté par l’esprit de la SDN, il est convaincu que l’éducation est le moyen de changer le monde et de contribuer à la réconciliation des peuples. Irrité par l’école traditionnelle, dans laquelle il voit un «régime contre nature» où règnent «brimades», «ennui» et «désolation», il milite pour un système à même de respecter les capacités de l’enfant, construit selon ses besoins et basé sur l’intérêt. «On n’a pas pour l’esprit de nos enfants les égards qu’on a même pour leurs pieds! On leur fait des souliers sur mesure; à quand l’école sur mesure?» écrit-il ainsi en 1901.
«L’objectif de Claparède est de construire des pratiques fondées sur l’objectivité scientifique et non sur une doctrine philosophique, explique Martine Ruchat, chargée de cours en sciences de l’éducation, qui vient d’achever l’édition de la correspondance entre le pédagogue et celle qui fut son assistante, puis sa collaboratrice, Hélène Antipoff. Il veut faire entrer la médecine et la biologie dans une discipline qui jusque-là était l’apanage des philosophes.» Pour y parvenir, il a toutefois besoin d’un outil. Ce sera l’Institut Jean-Jacques Rousseau des sciences de l’éducation.
«Du fait de sa position, Genève devient alors l’incarnation de ce qu’on appelle «l’éducation nouvelle», explique Rita Hofstetter. professeure à la FPSE et spécialiste de l’histoire des sciences de l’éducation. Cette vision messianique, qui pense pouvoir reconstruire le monde par l’éducation, se matérialise en 1925 par la création du Bureau international de l’éducation, émanation directe de l’Institut Rousseau.» Cet âge d’or est couronné par le rattachement de l’Institut à la Faculté des lettres, en 1929. La même année, Jean Piaget, membre de l’équipe depuis 1921, rejoint la direction de l’institution aux côtés de Pierre Bovet et de Claparède. Avec le succès que l’on sait.
Faisant preuve d’une activité débordante, Claparède est, durant ces années, de tous les congrès. Il lit et traduit Freud, dresse des bibliographies, rédige des publications scientifiques autant que des articles de vulgarisation et entretient des relations épistolaires avec près de 2500 correspondants. Carlo Trombetta, qui compte parmi ses biographes, le présente d’ailleurs comme «le psychologue le plus informé de son époque».
Celui que Piaget décrit comme un «lutteur» et un «conquérant» n’a, pour autant, rien d’un intellectuel sinistre. Dans la propriété qu’il occupe à Champel, sur les lieux de l’actuel Centre médical universitaire, règne une atmosphère bohème. Claparède, qui y installe en 1914 la Maison des petits – sorte de laboratoire pédagogique grandeur nature – reçoit étudiants et collaborateurs pour des parties de cache-cache dans le jardin. Toujours prêt à «gaminer», il participe à des pièces de théâtre et, pour célébrer la fête de l’Escalade, se grime en gorille. D’origine russe, sa femme ajoute une note orientale à l’ensemble, tandis que Peppio, son chimpanzé, complète le tableau.
Entouré de son petit monde, Claparède aime à partir en excursion, que ce soit au Salève ou dans l’Oberland bernois, sur les rives du lac de Joux ou en rase campagne. De nombreuses photographies conservées dans les archives de l’Institut Jean-Jacques Rousseau illustrent d’ailleurs ces moments de détente.
A trop vouloir en faire, cependant, Claparède s’épuise. Avec l’âge, son moral commence à décliner. Très marqué par la mort prématurée de son fils, en 1932, il se sent mal compris dans la Genève patricienne à laquelle le ramènent ses origines. L’évolution de la Cité, qui s’urbanise à grande vitesse, l’attriste également. Et, tandis que son «bon Champel» perd de son charme et de sa quiétude, il peste contre les promoteurs.
«Jusqu’à sa mort, en 1940, Claparède a entretenu une correspondance soutenue avec Hélène Antipoff, explique Martine Ruchat. Ce qui ressort de ces échanges, c’est une forme de tristesse liée à la distance qui les sépare, au fait que le monde change et qu’il se sent vieillir. On sent que cet homme, qui se dit «aboulique» (inapte à décider ou à passer à l’acte), n’a plus la force de faire face à l’ensemble de ses engagements. Antipoff a beau l’exhorter à se lancer dans la rédaction d’une grande œuvre, il n’en a pas le tempérament. Plus créatif qu’autoritaire, Claparède ne possède peut-être pas toutes les qualités qui permettront à Piaget de mettre sur pied un dispositif de recherche si efficace dans les années qui suivent.»
Vincent Monnet
De l’Institut à la Faculté1873 Naissance d’Edouard Claparède. |