Campus n°92

Perspectives

Viktor Iouchtchenko sauvé par sa peau

Jean-Hilaire Saurat, professeur au Département de neurosciences cliniques et dermatologie à la Faculté de médecine, est depuis quatre ans le médecin du président de l’Ukraine, victime d’un empoisonnement par la dioxine en 2004

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Campus: Avoir Viktor Iouchtchenko comme patient, ça a changé vos habitudes?

Jean-Hilaire Saurat: Lorsque j’ai accepté de m’occuper de son cas fin 2004, quelques semaines après son empoisonnement, il était évident que nous nous attaquions à un cas hors normes. Pour le prendre en charge, nous avons donc organisé une équipe au sein de l’Hôpital universitaire de Genève chargée de centraliser les données et les décisions. Nous avons également mis sur pied un réseau de compétences avec d’autres instituts, notamment avec le laboratoire fédéral EMPA habilité à faire les dosages de dioxine. J’ai aussi organisé et supervisé une petite équipe médicale en Ukraine qui était intégrée au programme et avec laqelle je communiquais quotidiennement.

Etait-ce la première fois qu’une personne était exposée à une telle dose de dioxine?

Non. Il y a dix ans, une employée d’une usine textile à Vienne a été accidentellement empoisonnée par la dioxine. On a mesuré dans son sang un taux 10 000 fois plus élevé que la dose tolérée chez l’humain. Chez Viktor Iouchtchenko, le premier dosage que nous avons effectué début 2005 a montré des valeurs du même ordre de grandeur. Nous avions donc un point de comparaison.

Comment avez-vous procédé?

Pour donner au patient le maximum de chances, il importait de comprendre les processus biologiques qui interviennent lors d’un empoisonnement à la dioxine. Et la seule façon d’y parvenir était d’utiliser tous les moyens de la médecine moléculaire moderne, ce dont n’avait pas bénéficié la patiente viennoise qui nous servait de référence. Nous l’avons donc traité en fonction des connaissances que nous avons acquises jour après jour. Nous avons prélevé régulièrement des échantillons (peau, sang, selles, urines, sueur, etc.), mesuré le taux de dioxine, analysé l’évolution de nombreux paramètres dont le transcriptome (l’ensemble des molécules d’ARN messager) des cellules du sang et de la peau, qui nous renseigne sur l’activité des gènes. Ces informations nous ont permis de prendre des décisions thérapeutiques (administration de médicaments, multiples interventions chirurgicales sur les lésions cutanées) que nous n’aurions sans doute pas toutes prises sans elles.

Qu’avez-vous découvert?

Nous avons réalisé deux observations importantes, mais plusieurs autres feront l’objet de recherches supplémentaires, basées sur les milliers de données acquises et stockées. La première est que l’être humain peut métaboliser la dioxine (c’est-à-dire la transformer chimiquement), alors que l’on pensait que c’était impossible. Avec Olivier Sorg, membre de notre laboratoire, et l’EMPA, nous avons en effet mesuré, semaine après semaine, une diminution du taux de dioxine dans le sang et le tissu adipeux. Cependant, il n’y en avait pas assez dans les selles, seule voie connue d’élimination, pour expliquer l’ampleur de cette décroissance. On savait que la dioxine est une substance lipophile: elle est stockée dans la graisse et libérée lentement dans le sang. On savait aussi que la dioxine non évacuée par les selles entre dans les cellules et se lie à un récepteur nucléaire (AhR) qui est un facteur de transcription. Par ce biais, la dioxine module l’activité de nombreux gènes (plusieurs milliers) dont deux ou trois correspondent à des enzymes dont le rôle est de transformer les molécules dont les cellules veulent se débarrasser (cette opération s’appelle hydroxylation et est la première étape de l’acheminement des déchets vers l’urine). On pensait toutefois que la dioxine échappait à cette métabolisation. Dans le cas de Viktor Iouchtchenko, pourtant, nous avons identifié la présence de dérivés hydroxylés de la dioxine en grande quantité dans les selles et en quantité moindre dans les urines.

Et l’autre découverte?

Nos résultats suggèrent que la peau a joué un rôle primordial. Après l’empoisonnement, elle a concentré la dioxine et l’a stockée non seulement dans la graisse sous-cutanée, mais aussi dans des zones plus superficielles. La dioxine y a induit la formation de petits organes qui se sont mis à métaboliser la dioxine, comme autant de «petits foies». Les affreuses lésions cutanées qui ont tant fait souffrir le patient l’ont donc aussi protégé.

Ces avancées peuvent-elles servir à d’autres intoxications?

Non. Les mécanismes impliqués sont spécifiques à la dioxine. Mais nos observations peuvent intéresser les fumeurs ou les gens qui habitent à des endroits exposés et dont on sait qu’ils peuvent présenter des taux de dioxine élevés et manifester des symptômes que l’on ne sait ni reconnaître ni traiter. Un de nos objectifs est d’identifier des marqueurs permettant de détecter une exposition à la dioxine ou à des substances semblables qui activent le même récepteur nucléaire. Des marqueurs qui permettraient d’éviter une mesure directe du taux de dioxine, une opération difficile, longue et coûteuse.

Propos recueillis par Anton Vos