Campus n°93

Recherche/neurosciences

L’œil en mouvement aiguise la vision

Lorsque le regard s’attache à un objet qui bouge, la voie neuronale qui s’occupe du traitement visuel des petits détails et des couleurs augmente en efficacité. Ce mécanisme nous permet, par exemple, de lire la plaque minéralogique d’une voiture en mouvement

Reconnaître le visage d’une personne en train de se déplacer ou lire la plaque minéralogique d’une voiture en mouvement sont des actions parfaitement banales qui ne posent en général de problèmes à personne. En revanche, pour les scientifiques, qui s’intéressent aux mécanismes intimes de la physiologie humaine, il s’agit là d’une prouesse qu’ils ont mis du temps à comprendre. Dans un article paru dans la revue Nature Neuroscience du mois d’octobre, Dirk Kerzel, professeur à la Section de psychologie, et ses collègues de l’Université de Giessen en Allemagne proposent une explication. Selon eux, lorsque l’œil bouge en mode de «poursuite lente», c’est-à-dire qu’il suit la trajectoire d’un objet, le cerveau favorise massivement une voie neuronale dite parvocellulaire, qui relie la rétine au thalamus, dans les parties profondes du cerveau. Et ce type de neurones est justement celui qui permet de percevoir les détails fins et les couleurs présents dans le champ de vision.

«Un œil qui suit un objet mouvant n’est pas extrêmement précis, souligne Dirk Kerzel. Il est toujours un peu en retard et ne parvient jamais à ajuster parfaitement sa vitesse sur celle de sa cible. Résultat: l’image projetée sur la rétine est sans cesse en mouvement. Cela génère un bruit visuel considérable qui devrait, en principe, troubler notre vision. Ce qui n’est manifestement pas le cas dans la réalité.»

Pour expliquer ce paradoxe, les chercheurs se sont d’abord inspirés des théories concernant un autre mouvement oculaire, nettement plus étudié que la poursuite lente: les saccades. Ces dernières représentent le geste le plus fréquent réalisé par le corps humain. On les remarque notamment lors de la lecture. Elles durent entre 50 et 100 millisecondes et correspondent à une vitesse angulaire de l’œil de plus de 100 degrés par seconde. Le mouvement des images projetées sur la rétine est, plus encore que lors de la poursuite lente, frénétique et ininterrompu.

Les chercheurs ont découvert depuis longtemps que le cerveau filtre les informations venant de l’œil avant qu’elles ne montent à la conscience. Autrement dit, lors des saccades oculaires, le système nerveux central dégrade fortement la perception pour nous donner finalement une impression de stabilité et de fluidité du monde qui nous entoure. Une hypothèse courante, toujours dans le cas des saccades, ajoute à cela que l’attention du cerveau anticipe le mouvement de l’œil et s’attache déjà à analyser la zone périphérique qui est sur le point de se trouver au centre du champ visuel.

«Nous avons décidé de réexaminer ces modèles pour voir s’ils pouvaient bel et bien s’appliquer à la poursuite lente, précise Dirk Kerzel. L’idée de départ était que, lorsque le cerveau effectue une double tâche, cela se fait au détriment des performances de l’une ou de l’autre. Téléphoner au volant de la voiture détériore la conduite, par exemple. De la même manière, l’action de suivre des yeux un objet en mouvement aurait dû, selon moi, diminuer la perception visuelle nécessaire à la reconnaissance de ce même objet (la couleur, notamment). En fait, nous avons découvert le contraire.»

L’expérience a consisté à demander à des volontaires de fixer sur un écran une petite croix statique ou en déplacement. A certains moments, des images représentant des objets en couleurs, en gris, avec des détails fins ou grossiers, sont projetées très brièvement (flashées). Les volontaires doivent indiquer si l’image se situe au-dessus ou en dessous de la croix.

Les résultats sont très nets: lorsque les yeux sont en mouvement, la sensibilité visuelle s’améliore pour la reconnaissance des couleurs et des structures détaillées. Cela signifie que l’œil peut faire deux choses à la fois sans diminuer les performances visuelles. En revanche, la perception des structures plus grandes, quant à elle, se dégrade.

«Notre étude suggère que pour compenser les imperfections visuelles provoquées par le mouvement des yeux lors de la poursuite lente, le cerveau ouvre grand la voie neuronale dite parvocellulaire, qui permet le traitement des couleurs et des détails fins, conclut Dirk Kerzel. Et cela au détriment de la voie magnocellulaire, qui s’occupe des traits plus globaux.»

C’est ce mécanisme qui permet aujourd’hui à l’être humain moderne de lire les plaques de voiture. Et jadis au chasseur-cueilleur du néolithique de reconnaître une proie en mouvement et d’en deviner les intentions.

Anton Vos