Campus n°94

Dossier/Calvin

Une religion bourrée de rites

Christian Grosse, historien, publie une thèse sur les changements liturgiques apportés par la Réforme à Genève. Où l’on apprend que le calvinisme n’est pas une religion purement intellectuelle et dépourvue de rites

Les années 1530, à Genève, sont celles de la Réforme. Comment passet- on d’une religion à l’autre, dans les faits?
Christian Grosse: Par de nombreux côtés, la Réforme est, à Genève, un événement de type carnavalesque. Le but est de montrer à quel point le rite catholique est une farce. Des prêtres sont mis à l’envers sur des ânes, comme on le faisait alors pour le mari trompé ou battu. Les chanoines sont chassés de la cathédrale tandis qu’on remue bruyamment leurs chaises pour montrer que l’on s’empare de l’endroit le plus sacré de la religion adverse. On dévoile la supercherie des reliques, par exemple en s’emparant et en promenant dans les rues de la ville le bras de saint Antoine sur lequel on prêtait autrefois serment. Pour désacraliser l’objet, les réformés racontent qu’en ouvrant l’écrin, ils sont tombés non pas sur un os humain, mais sur le membre viril d’un cerf. On démonte aussi les lourds autels des églises qui sont amenés à Champel, là où l’on exécute les condamnés à mort. Que ces tables de pierre aient véritablement été utilisées comme billot n’est pas avéré, mais l’important, c’est l’usage symbolique que l’on prétend en faire: les réformés s’attachent à montrer qu’il existe une continuité entre l’exécution judiciaire et le sacrifice sanglant du Christ rejoué sur ces autels à chaque messe.

Pouvait-on prendre possession des églises aussi facilement que cela?
Non, il fallait tout de même qu’un certain nombre de conditions soient remplies afin de s’approprier les lieux de culte des autres sans en payer un prix trop élevé. La première était un rapport de force favorable. Il fallait qu’un nombre assez important de fidèles et, surtout, de magistrats soient passés du côté de la Réforme. La seconde était l’assurance que Berne, la grande puissance protestante de Suisse, soutienne le parti réformé genevois. Le rapport de force bascule difficilement et, durant la première moitié des années 1530, la bataille est rude. Mais, dès l’été 1535, les conditions semblent favorables et les réformés s’emparent des églises. Et ils le font avec une violence très démonstrative.

La Réforme s’est donc installée à Genève avant l’arrivée de Jean Calvin en 1536…
Il existe en effet à Genève une réforme de type zwinglien avant que Calvin ne s’installe. Ce dernier n’a d’ailleurs pas réussi à effacer ce bref héritage. La Réforme genevoise est donc un compromis entre des traditions évangéliques qui s’implantent dans la ville dès 1533 et des idées que Calvin ne parvient à introduire véritablement qu’à partir de 1541. Le modèle calvinien ne s’impose qu’en 1555, quelques années avant la fondation de l’Académie qui va permettre de l’exporter.

Dans ce contexte, quelle nouveauté apporte votre livre?
Mon livre est une relecture de la culture religieuse réformée à partir de ses pratiques et non pas à partir de sa théologie, ce qui a été la méthode la plus souvent utilisée dans l’historiographie jusqu’à récemment. L’histoire de la Réforme est, en effet, généralement considérée comme une histoire des idées. Une conception qui contribue à perpétuer la vision d’une religion essentiellement intellectuelle et sans rites. Tout cela est en large partie un cliché. Mon travail montre que la Réforme a remplacé le système rituel catholique (qu’elle tourne en dérision) par un autre système, différent, mais tout aussi complexe et dans lequel les rites conservent toute leur importance. Cette constatation signifie que l’on peut étudier la religion réformée à la manière des anthropologues ou des ethnologues qui étudient, par exemple, des religions de tribus africaines ou asiatiques.

Qu’est-ce qui caractérise le rituel protestant genevois au XVIe siècle?
C’est un système compliqué qui tourne autour des quatre célébrations annuelles de la cène. Ainsi, à Pâques, à la Pentecôte, en septembre (un jour arbitraire sans lien avec la liturgie chrétienne) et à Noël, tout le monde communie au pain et au vin. Il s’agit d’une rupture avec les catholiques puisque le prêtre communiait seul à chaque messe, les fidèles n’étant invités à communier qu’une seule fois par an, à Pâques. Ce système des quatre cènes est un compromis entre l’usage genevois venu de Berne et le souhait de Calvin de célébrer une communion tous les dimanches ou, au moins, une fois par mois. Toute la vie religieuse collective s’organise autour de ces rendez-vous d’une régularité quasi trimestrielle. Les prédications lors des cultes ordinaires ainsi que toute une série de rites préparent la prochaine célébration de la communion: des adversaires sont solennellement réconciliés; ceux coupables de fautes morales ou d’avoir trahi leur foi sont contraints à des cérémonies publiques de réparation. Les quatre cènes rythment aussi la vie politique. En effet, même les institutions accomplissent avant chaque célébration une censure intérieure: les magistrats, les régents et les procureurs s’examinent mutuellement pour vérifier s’ils ont bien exercé leur charge.

Combien de temps ces rites ont-ils perduré?
La période allant de 1542 à la fin du XVIIe siècle est marquée par une grande cohérence liturgique. Calvin rédige la forme des prières en 1542, puis la révise régulièrement jusqu’en 1552. Durant ce laps de temps, le texte est souple et considéré comme adaptable. A partir de 1552, il est canonisé et ne bougera pratiquement plus durant un siècle et demi. Au début des Lumières, cependant, les théologiens dits du «christianisme raisonnable» vont contester le travail de Calvin et mettre en oeuvre des réformes importantes. Celles-ci changent en profondeur le sens et l’usage de la liturgie calvinienne. Dès ce moment, on entre dans une tradition différente, qui s’émancipe de l’héritage de Calvin. Entre autres choses, le système des quatre cènes se dilue et la communion est célébrée de plus en plus fréquemment. L’idée qui apparaît alors, c’est que les usages rituels ne sont pas institués de toute éternité, mais qu’ils sont liés à l’histoire et sont donc appelés à s’adapter en permanence au temps présent: ecclesia reformata semper reformanda. La liturgie réformée est donc réformée à plusieurs reprises du XVIIIe au XXe siècle. A tel point qu’il devient difficile de percevoir une continuité de la tradition entre le temps de Calvin et aujourd’hui.

La Réforme de Calvin est parfois citée comme précurseur d’une certaine modernité dans différents domaines. Des filiations sont ainsi tissées entre sa pensée et la démocratie, le droit naturel ou le capitalisme. Qu’en pensez-vous?
Au XIXe siècle, les protestants libéraux vont en effet revendiquer une partie de la tradition réformée comme fondatrice de l’idée de tolérance. De ce point de vue, il suffit de rappeler l’exécution à Genève de l’hérétique Michel Servet, dénoncé par Calvin lui-même. Pour le réformateur, la vérité est une et indivisible. En contester une partie revient à contester l’ensemble, il n’y a pas de marge de manoeuvre. Ce qui n’est pas un exemple de tolérance. Un autre cliché est l’invention, par le protestantisme, du libre examen. Le protestant serait celui qui ouvre la bible, la lit et, à sa lecture, se construit sa propre interprétation. Cette manière de voir se met effectivement en place au cours du XVIIIe, voire du XIXe siècle. En revanche, il est évident que pour Calvin, le fait que chaque fidèle soit un interprète autorisé de la bible, c’est le début du chaos. Il n’en est absolument pas question. Quant à Calvin et le capitalisme, le sociologue allemand Max Weber voit un lien entre le modèle économique qui triomphe aujourd’hui et les puritains du XVIIe siècle et plus précisément encore les protestants américains du XIXe et XXe siècle (lire en page 20). Il n’y a là aucun rapport avec l’économie genevoise au temps de Calvin.

L’histoire genevoise du XVIe siècle est-elle encore beaucoup étudiée?
Oui, mais on constate que la majorité des thèses importantes de ces dernières années sont anglo-saxonnes. Même la publication du Registre du consistoire, qui est ma source la plus importante, est réalisée par une équipe américaine. Cela s’explique par les liens historiques des Etats-Unis avec le calvinisme. Il est normal que les historiens de ce pays s’intéressent aux racines de leur culture.

Le calvinisme est-il plus traditionaliste aux Etats-Unis qu’à Genève?
Sans doute. C’est en effet aux Etats-Unis que l’on trouve un centre de recherche sur Calvin où l’on fête l’anniversaire du réformateur chaque année. Faire cela à Genève apparaîtrait comme totalement saugrenu. Ici, on commémore l’année de ses 500 ans, à la rigueur. Mais même en 2009, il n’est pas question de célébrer solennellement le jour de son anniversaire (le 10 juillet): il n’y aura, à cette date, qu’un culte. Ce qui est très caractéristique des manières réformées. ❚

«Les Rituels de la cène», par Christian Grosse, Ed. Droz, 2008, 747 p