Dossier/Calvin
Une religion bourrée de rites
Christian Grosse, historien, publie une thèse sur les changements liturgiques apportés par la Réforme à Genève. Où l’on apprend que le calvinisme n’est pas une religion purement intellectuelle et dépourvue de rites
Les années 1530, à
Genève, sont celles
de la Réforme.
Comment passet-
on d’une religion
à l’autre, dans les
faits?
Christian Grosse: Par
de nombreux côtés,
la Réforme est, à Genève,
un événement
de type carnavalesque.
Le but est de montrer à quel point le rite
catholique est une farce. Des prêtres sont mis à
l’envers sur des ânes, comme on le faisait alors
pour le mari trompé ou battu. Les chanoines
sont chassés de la cathédrale tandis qu’on remue
bruyamment leurs chaises pour montrer
que l’on s’empare de l’endroit le plus sacré de
la religion adverse. On dévoile la supercherie
des reliques, par exemple en s’emparant et en
promenant dans les rues de la ville le bras de
saint Antoine sur lequel on prêtait autrefois
serment. Pour désacraliser l’objet, les réformés
racontent qu’en ouvrant l’écrin, ils sont
tombés non pas sur un os humain, mais sur
le membre viril d’un cerf. On démonte aussi
les lourds autels des églises qui sont amenés à
Champel, là où l’on exécute les condamnés à
mort. Que ces tables de pierre aient véritablement
été utilisées comme billot n’est pas avéré,
mais l’important, c’est l’usage symbolique que
l’on prétend en faire: les réformés s’attachent à
montrer qu’il existe une continuité entre l’exécution
judiciaire et le sacrifice sanglant du
Christ rejoué sur ces autels à chaque messe.
Pouvait-on prendre possession des églises
aussi facilement que cela?
Non, il fallait tout de même qu’un certain
nombre de conditions soient remplies afin
de s’approprier les lieux de culte des autres
sans en payer un prix trop élevé. La
première était un rapport de force favorable.
Il fallait qu’un nombre assez
important de fidèles et, surtout, de
magistrats soient passés du côté de la
Réforme. La seconde était l’assurance
que Berne, la grande puissance protestante
de Suisse, soutienne le parti
réformé genevois. Le rapport de force
bascule difficilement et, durant la
première moitié des années 1530, la
bataille est rude. Mais, dès l’été 1535,
les conditions semblent favorables et les réformés
s’emparent des églises. Et ils le font avec
une violence très démonstrative.
La Réforme s’est donc installée à Genève
avant l’arrivée de Jean Calvin en 1536…
Il existe en effet à Genève une réforme de type
zwinglien avant que Calvin ne s’installe. Ce
dernier n’a d’ailleurs pas réussi à effacer ce
bref héritage. La Réforme genevoise est donc
un compromis entre des traditions évangéliques
qui s’implantent dans la ville dès 1533 et
des idées que Calvin ne parvient à introduire
véritablement qu’à partir de 1541. Le
modèle calvinien ne s’impose qu’en
1555, quelques années avant la fondation
de l’Académie qui va permettre de
l’exporter.
Dans ce contexte, quelle nouveauté
apporte votre livre?
Mon livre est une relecture de la
culture religieuse réformée à partir
de ses pratiques et non pas à partir de
sa théologie, ce qui a été la méthode
la plus souvent utilisée dans l’historiographie
jusqu’à récemment. L’histoire de la Réforme est,
en effet, généralement considérée comme une
histoire des idées. Une conception qui contribue
à perpétuer la vision d’une religion essentiellement
intellectuelle et sans rites. Tout cela
est en large partie un cliché. Mon travail montre
que la Réforme a remplacé le système rituel
catholique (qu’elle tourne en dérision) par un
autre système, différent, mais tout aussi complexe
et dans lequel les rites conservent toute
leur importance. Cette constatation signifie
que l’on peut étudier la religion réformée à la
manière des anthropologues ou des ethnologues
qui étudient, par exemple, des religions
de tribus africaines ou asiatiques.
Qu’est-ce qui caractérise le rituel protestant
genevois au XVIe siècle?
C’est un système compliqué qui tourne autour
des quatre célébrations annuelles de la cène.
Ainsi, à Pâques, à la Pentecôte, en septembre
(un jour arbitraire sans lien avec la liturgie
chrétienne) et à Noël, tout le monde communie
au pain et au vin. Il s’agit d’une rupture
avec les catholiques puisque le prêtre communiait
seul à chaque messe, les fidèles n’étant
invités à communier qu’une seule fois par an,
à Pâques. Ce système des quatre cènes est un
compromis entre l’usage genevois venu de Berne et le souhait de Calvin de célébrer une
communion tous les dimanches ou, au moins,
une fois par mois. Toute la vie religieuse collective
s’organise autour de ces rendez-vous
d’une régularité quasi trimestrielle. Les prédications
lors des cultes ordinaires ainsi que
toute une série de rites préparent la prochaine
célébration de la communion: des adversaires
sont solennellement réconciliés; ceux coupables
de fautes morales ou d’avoir trahi leur foi
sont contraints à des cérémonies publiques de
réparation. Les quatre cènes rythment aussi la
vie politique. En effet, même les institutions
accomplissent avant chaque célébration une
censure intérieure: les magistrats, les régents
et les procureurs s’examinent mutuellement
pour vérifier s’ils ont bien exercé leur charge.
Combien de temps ces rites ont-ils perduré?
La période allant de 1542 à la fin du XVIIe
siècle est marquée par une grande cohérence
liturgique. Calvin rédige la forme des prières
en 1542, puis la révise régulièrement jusqu’en
1552. Durant ce laps de temps, le texte est souple
et considéré comme adaptable. A partir de
1552, il est canonisé et ne bougera pratiquement
plus durant un siècle et demi. Au début
des Lumières, cependant, les théologiens dits
du «christianisme raisonnable» vont contester
le travail de Calvin et mettre en oeuvre des
réformes importantes. Celles-ci changent en
profondeur le sens et l’usage de la liturgie calvinienne.
Dès ce moment, on entre dans une
tradition différente, qui s’émancipe de l’héritage
de Calvin. Entre autres choses, le système
des quatre cènes se dilue et la communion est
célébrée de plus en plus fréquemment. L’idée
qui apparaît alors, c’est que les usages rituels
ne sont pas institués de toute éternité, mais
qu’ils sont liés à l’histoire et sont donc appelés
à s’adapter en permanence au temps présent:
ecclesia reformata semper reformanda. La liturgie
réformée est donc réformée à plusieurs
reprises du XVIIIe au XXe siècle. A tel point
qu’il devient difficile de percevoir une continuité
de la tradition entre le temps de Calvin
et aujourd’hui.
La Réforme de Calvin est parfois citée
comme précurseur d’une certaine modernité
dans différents domaines. Des filiations
sont ainsi tissées entre sa pensée et la démocratie,
le droit naturel ou le capitalisme.
Qu’en pensez-vous?
Au XIXe siècle, les protestants libéraux vont
en effet revendiquer une partie de la tradition
réformée comme fondatrice de l’idée de tolérance.
De ce point de vue, il suffit de rappeler
l’exécution à Genève de l’hérétique Michel
Servet, dénoncé par Calvin lui-même. Pour le
réformateur, la vérité est une et indivisible. En
contester une partie revient à contester l’ensemble,
il n’y a pas de marge de manoeuvre. Ce
qui n’est pas un exemple de tolérance. Un autre
cliché est l’invention, par le protestantisme,
du libre examen. Le protestant serait celui qui
ouvre la bible, la lit et, à sa lecture, se construit
sa propre interprétation. Cette manière de
voir se met effectivement en place au cours du
XVIIIe, voire du XIXe siècle. En revanche, il est
évident que pour Calvin, le fait que chaque fidèle
soit un interprète autorisé de la bible, c’est
le début du chaos. Il n’en est absolument pas
question. Quant à Calvin et le capitalisme, le
sociologue allemand Max Weber voit un lien
entre le modèle économique qui triomphe
aujourd’hui et les puritains du XVIIe siècle et
plus précisément encore les protestants américains
du XIXe et XXe siècle (lire en page 20).
Il n’y a là aucun rapport avec l’économie genevoise
au temps de Calvin.
L’histoire genevoise du XVIe siècle est-elle
encore beaucoup étudiée?
Oui, mais on constate que la majorité des thèses
importantes de ces dernières années sont
anglo-saxonnes. Même la publication du Registre
du consistoire, qui est ma source la plus
importante, est réalisée par une équipe américaine.
Cela s’explique par les liens historiques
des Etats-Unis avec le calvinisme. Il est normal
que les historiens de ce pays s’intéressent aux
racines de leur culture.
Le calvinisme est-il plus traditionaliste aux
Etats-Unis qu’à Genève?
Sans doute. C’est en effet aux Etats-Unis que
l’on trouve un centre de recherche sur Calvin
où l’on fête l’anniversaire du réformateur chaque
année. Faire cela à Genève apparaîtrait
comme totalement saugrenu. Ici, on commémore
l’année de ses 500 ans, à la rigueur. Mais
même en 2009, il n’est pas question de célébrer
solennellement le jour de son anniversaire (le
10 juillet): il n’y aura, à cette date, qu’un culte.
Ce qui est très caractéristique des manières
réformées. ❚
«Les Rituels de la cène», par Christian Grosse, Ed. Droz, 2008, 747 p