Campus n°94

Recherche/psychologie

Quand le conflit aide à progresser

Pour autant qu’elles ne soient pas associées à une menace, les divergences intellectuelles peuvent constituer un outil d’apprentissage efficace. Un ouvrage dresse la synthèse de trente ans de recherches sur le sujet

Faut-il encourager le conflit à l’école, à l’Université ou au travail? A cette question un rien provocatrice, l’ouvrage récemment publié par Gabriel Mugny et ses collègues (Céline Darnon et Fabrizio Butera) pousse à répondre par l’affirmative. Dressant une synthèse des recherches menées au cours de ces trente dernières années sur les processus d’influence, Des Conflits pour apprendre montre en effet que, sous certaines conditions, le fait de se trouver en désaccord intellectuel constitue un moyen de progresser de manière efficace et durable.

Selon le modèle pédagogique classique, apprendre repose sur l’accumulation progressive de savoirs ou sur la transmission de connaissances d’une source experte à une cible inexperte. Autrement dit, quand le maître parle, les élèves se taisent et écoutent, chacun restant sagement à sa place. Selon cette conception, un individu n’aurait donc rien à apprendre d’une interaction avec une personne moins avancée que lui. Or, de nombreuses recherches en psychologie sociale, dont certaines menées à l’Université de Genève, ont montré que ce n’était pas le cas. Ces tests ont mis en évidence le fait que des enfants de niveau intermédiaire peuvent progresser après une interaction avec des enfants de niveau moins avancé. Mieux: ils progressent même davantage que s’ils avaient été seuls ou que s’ils avaient interagi avec des enfants de même niveau.

«Ces résultats illustrent le fait que pour bien apprendre, il ne suffit pas de s’assurer de la qualité des contenus transmis, explique Gabriel Mugny. Il faut également veiller à la manière dont ils sont transmis et travailler sur les rapports sociaux et les dynamiques relationnelles dans lesquels l’enseignement se déroule.»

Et c’est justement là que le conflit peut jouer un rôle essentiel. La thèse défendue par les auteurs du livre repose en effet sur l’idée que le fait de ne pas être d’accord conduit à un conflit social (le désaccord) et à un conflit cognitif, c’est-à-dire que l’individu doit reconsidérer son point de vue, se décentrer des connaissances qu’il croyait établies et les remettre en discussion.

Or, c’est justement ce processus qui est productif. En effet, que l’on intègre ou non le point de vue de l’autre, on en sortira plus avancé, puisqu’on aura dû se poser des questions sur le fondement de ses connaissances. «Le conflit peut devenir source de changement et déclencher des progrès cognitifs, résume Gabriel Mugny. Il augmente aussi la curiosité épistémique et la pensée critique tout en favorisant le recours à des stratégies de raisonnement complexes. Certains travaux ont également montré qu’une situation de désaccord pouvait accroître la satisfaction des participants par rapport à une tâche déterminée, ainsi que la qualité des liens entre apprenants.»

La formule n’est cependant pas magique et il ne suffit pas de chercher querelle au premier venu pour apprendre quelque chose. Afin de créer une situation de controverse permettant à chacun des interlocuteurs de progresser efficacement et durablement, il faut donc veiller au respect d’un certain nombre de conditions.

Ainsi, il est important que le conflit fasse sens pour les parties prenantes. Et les résultats seront d’autant meilleurs que les participants seront centrés sur la résolution de la tâche plutôt que sur l’affirmation de leurs propres compétences. «Pour que l’exercice reste profitable, il est essentiel de veiller à ce que les écarts de compétences entre les partenaires ne soient pas disproportionnés, que l’échange entre eux soit suffisant et que la résolution du différend ne conduise pas à affirmer la supériorité de l’un des interlocuteurs, complète Gabriel Mugny. Sans quoi, on introduit une dynamique compétitive, des comportements de complaisance ou d’évitement, qui peuvent être délétères, voire carrément contre-productifs.»

Pour passer de la théorie à la pratique, les auteurs du livre suggèrent un renversement des pratiques pédagogiques classiques. Une transformation du système qui ne pourra devenir réalité que lorsque la compétence des élèves ou des étudiants, si facile à menacer du haut d’un pupitre d’enseignant, ne sera plus mise en cause. «En somme, conclut Gabriel Mugny, la théorie générale que nous proposons consiste à faire en sorte que l’apprenant ne considère plus l’autre uniquement comme un adversaire à dépasser, mais comme une source d’information potentielle, un appui susceptible de faciliter l’apprentissage.» ❚

Vincent Monnet

«Des conflits pour app rendre», par Céline Darnon, Fabrizio Butera, Gabriel Mugny, Presses universitaires de Grenoble, 152 p.