Dossier
France-Allemagne: deux pays au passé opposé
Les deux grands Etats européens cultivent depuis toujours une conception radicalement différente de ce que doit être l’identité nationale. Une opposition qui n’exclut pas certains emprunts
Piliers de l’intégration européenne depuis des décennies, la France et l’Allemagne semblent avoir dépassé leurs dissensions au point de faire figure de pionniers pour ce qui est de l’écriture d’une histoire commune. Les deux pays, qui ont longtemps été des ennemis jurés tout en étant fascinés l’un par l’autre, s’appuient pourtant sur des visions radicalement différentes de ce que doit être l’identité nationale.
Glorification du paysan
Dans ce contexte, on assiste à une glorification constante du paysan, du petit artisan et du soldat, qui sont perçus comme l’incarnation de l’esprit révolutionnaire et donc de la France éternelle. En contrepartie, le cléricalisme, associé à une monarchie par essence tyrannique, devient progressivement synonyme de menace dans le discours dominant. Et il n’y a guère que quelques patriotes catholiques – qui se retrouveront souvent dans les rangs de l’extrême droite à partir des années 1930 – pour estimer que la France est la fille aînée de l’Eglise et que 1789 est un regrettable accident.
En Allemagne, la genèse de la nation moderne obéit à un processus radicalement différent. Ce dernier voit se succéder différentes manières de penser la germanité selon l’importance accordée à un certain nombre de marqueurs identitaires tels que le langage, la culture ou l’héritage antique ou médiéval. Au début du XIXe siècle, dans le sillage de Johann Gottfried von Herder, ce sont les intellectuels romantiques qui vont développer l’idée selon laquelle la germanité est une sorte de don de la nature et qu’il existe un style allemand dont la culture populaire est une des manifestations les plus visibles.
A l’opposé de la vision française, cette définition «ethnique» du peuple allemand, qui est fondée sur une forme d’identité collective héritée du fond des âges, envisage l’État comme un élément artificiel pouvant corrompre le naturel de la nation. La notion de «race germanique», utilisée par les Français pour dénoncer la barbarie de leur voisin, ne devient centrale qu’avec l’unification du pays en 1871. Elle ne cessera dès lors de prendre de l’importance jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933.
A noter également que les historiens des deux pays cultivent un rapport très différent aux clivages de classes et au fait religieux. Alors qu’en France, la religion et l’Etat – qui est assimilé à la nation toute entière – constituent deux sphères complètement séparées, en Allemagne les connexions entre les deux sont multiples. Sous l’influence des théologiens protestants, qui ont donné naissance aux études historiques nationales au XIXe siècle, l’idée que les grands personnages de l’histoire nationale ne sont en fait que les agents des volontés divines a ainsi été très forte au XIXe et après 1945.
Le terme de «classe» n’a pas non plus la même signification dans les deux traditions historiographiques. En France, la bourgeoisie révolutionnaire, puis les classes populaires (incarnées par les sans-culottes, le Front populaire de Léon Blum ou la résistance des communistes durant l’Occupation) sont en effet relativement bien intégrées à la communauté nationale.
En Allemagne (à l’exception de la RDA), toute lecture mettant en avant les clivages de classe est en revanche perçue, jusque dans les années 1960, comme un discours menaçant relevant de la contre-culture et, par conséquent, dépourvu de toute scientificité.
«Ces nombreux contrastes ne doivent pas faire oublier les multiples échanges qui ont eu lieu entre la France et l’Allemagne, explique Christoph Conrad. Ainsi, tandis que les Français s’inspiraient de l’organisation des universités de recherche allemandes, leur voisin importait la pensée raciste de Gobineau. Nombre de grands historiens français, comme Ernest Lavisse ou Marc Bloch, ont par ailleurs séjourné en Allemagne dans le cadre de leurs travaux.»