Tête chercheuse
Horace-Bénédict de Saussure et le secret de la mitose
Connu pour son ascension du Mont-Blanc et ses travaux en physique, géologie, météorologie, etc., le savant genevois est également l’auteur de la découverte, tombée depuis dans l’oubli, de ce qu’on appellera un siècle plus tard la division cellulaire
Le savant genevois vient d’observer une mitose, mais il l’ignore et pour cause: la théorie selon laquelle tous les organismes sont constitués de cellules ne sera établie que 70 ans plus tard. Cela n’empêche pas Horace-Bénédict de Saussure d’affirmer, avec raison, que ces animalcules invisibles à l’œil nu sont capables de se diviser. Bien que ce mode de reproduction ait été proposé avant lui par d’autres, notamment par son oncle et maître à penser Charles Bonnet, découvreur de la parthénogenèse, il n’avait jamais été «vu».
Le film de la division
«Saussure n’est de loin pas le premier à observer des organismes simples au microscope, précise Marc Ratcliff, maître d’enseignement et de recherche à la Section de psychologie et qui étudie depuis plusieurs années les cahiers d’expérimentation que le savant genevois a rédigés durant la période 1765-1766. Depuis un siècle que cette activité existe, une importante iconographie de ces minuscules créatures s’est constituée. Ainsi, en 1711, le Français Louis Joblot publie-t-il déjà des dessins de ces organismes en pleine phase de division. Mais ils n’ont jamais été interprétés ainsi. On pensait alors, comme Saussure lui-même au début de ses expériences, que ces animalcules aux formes non conventionnelles formaient des «espèces» différentes.»
La différence est que Horace-Bénédict de Saussure est le seul à avoir vu le film de la division cellulaire se dérouler du début à la fin. C’est en cela qu’il est un pionnier et peut, à juste titre, revendiquer la paternité de la découverte.
Si, au mois d’août 1765, le jeune professeur de philosophie à l’Académie de Genève (il est nommé à ce poste en 1762) décide de se lancer dans une série d’expériences sur la reproduction des animalcules, c’est parce que ce sujet est alors d’une grande actualité. D’un côté, comme l’écrit Marc Ratcliff dans l’ouvrage collectif H.-B. de Saussure (1740-1799) Un regard sur la Terre, ces années sont celles d’un renouveau des travaux au microscope. De l’autre, la découverte en 1743 de la régénération des polypes par le Genevois Abraham Trembley et la diffusion de la nouvelle dans tous les salons mondains du continent donne, quant à elle, une impulsion décisive à l’engouement des scientifiques et des amateurs pour le monde des corps invisibles.
Dans le cadre de l’exploration de cette Terra incognita, une série de parutions ouvrent le débat sur la transmutation. En 1749, le naturaliste anglais John Turberville Needham publie un ouvrage dans lequel il affirme avoir observé, au microscope, des animaux nés à partir de matières végétales, ce qui impliquerait donc le passage – la transmutation – d’un règne à l’autre. En 1765, le naturaliste italien Lazzaro Spallanzani, en répétant les manipulations de son collègue d’outre-Manche, arrive cependant à un résultat opposé. Ses expériences démontrent que la transmutation est impossible et il en profite pour établir que la génération spontanée – l’apparition de la vie sans ascendant – n’existe pas non plus. Le savant italien estime que les animalcules apparaissant dans les infusions utilisées dans ce type d’expériences ne sortent pas du néant, mais sont issus d’œufs préexistants.
Cela suffit pour convaincre Horace-Bénédict de Saussure de participer à la polémique en cours. Il faut dire qu’avant d’aller gravir les cimes, de fabriquer des hygromètres à cheveux ou encore de toucher à la géologie, le jeune scientifique a commencé sa carrière comme «Physicien-naturaliste», sous l’influence de Charles Bonnet. Cette très forte personnalité, respectée dans les cercles scientifiques de l’Europe du XVIIIe siècle, lui inculquera d’ailleurs la rigueur et l’exactitude dans l’observation et l’expérience qu’il conservera toute sa vie. Il va même jusqu’à lui offrir son premier microscope – un Nollet – en 1762, celui que Saussure utilisera pour observer la division cellulaire.
Pas de publication
Obtenus et solidement étayés après quatre mois d’expérimentation, les résultats du savant genevois s’opposent radicalement à la génération spontanée et à la transmutation. Ils sont même en mesure d’asseoir solidement la théorie de la préexistence, selon laquelle il existe un ascendant de la même espèce pour toute créature vivante. «Au moins ces […] espèces ne sont point produites par la matière […] elles exigent un germe ou une mère préexistante», écrit-il dans une lettre au physiologiste bernois Albrecht von Haller.
Curieusement, cette avancée décisive n’est pas publiée. Charles Bonnet et Albrecht von Haller sont avertis immédiatement, mais ensuite plus rien durant cinq ans. Horace-Bénédict de Saussure semble d’ailleurs se désintéresser de sa découverte et la laisse vivre sa propre vie. Il faut dire que son attention est déjà attirée par les cimes enneigées des Alpes et par quelques travaux de physique. Sans parler des troubles politiques qui touchent Genève au milieu des années 1760. Ce n’est que lorsque Needham, qui est aussi au courant, évente la nouvelle dans un de ses ouvrages en 1769 que Charles Bonnet prend sur lui de la publier à son tour en 1770 à la hâte.
«C’est en 1776 que Spallanzani décrit enfin toute la généalogie de la découverte et en attribue la paternité à Saussure, précise Marc Ratcliff. Mais, entre-temps, le microscopiste anglais John Ellis a refait les expériences et publié des dessins de la division cellulaire qui ressemblent à ceux des cahiers de Saussure, mais mieux réalisés. Ellis signale discrètement que c’est de Saussure lui-même qui lui a communiqué sa découverte lors de son voyage à Londres cette même année. Mais le mal est fait. Aujourd’hui encore, les historiens du microscope attribuent la découverte de la division des animalcules à Ellis et non à de Saussure. Alors qu’il s’agit d’un plagiat.»
Anton Vos
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