Dossier Laser
Et le laser fut
Le premier laser a été fabriqué en 1960. Son invention met fin à une course entre plusieurs équipes de recherche. La bataille des brevets, elle, a duré jusque dans les années 1980
Le 16 mai 1960, le physicien américain Théodore Maiman fait fonctionner le premier laser de l’histoire au Hughes Research Laboratory (HRL) à Malibu, en Californie. L’engin, bricolé dans un atelier, consiste en un cristal de rubis cylindrique d’un centimètre de diamètre. Les deux extrémités sont couvertes d’un film d’argent et il est entouré par un tube de lampe flash hélicoïdal. Présenté à la presse le 7 juillet, l’appareil fait d’emblée sensation. Certaines «unes» du lendemain évoquent même l’avènement tant attendu – et redouté – du «rayon de la mort». Mais c’est surtout le milieu scientifique qui est pris au dépourvu. Plusieurs chercheurs tentent en effet depuis des années de mettre au point le premier laser. En vain. Au point de commencer à douter qu’une telle prouesse soit possible. Et les voilà coiffés au poteau par un outsider particulièrement habile de ses mains.
«Pour être honnête, il faut faire remonter l’histoire du laser à Albert Einstein, rappelle Jean-Pierre Wolf, professeur au Groupe de physique appliquée. C’est – encore – lui qui est le premier à évoquer, dans les années 1910, l’existence théorique du phénomène physique à l’origine de cette technologie: l’émission stimulée. L’illustre savant, père de la relativité générale, suggère, sur la base de relations mathématiques qui portent son nom, qu’une radiation venant frapper une molécule ou un atome peut, dans certaines conditions, stimuler l’émission d’une autre radiation venant s’ajouter à la première. En d’autres termes, pour un grain de lumière (un photon) qui entre dans le système, il y en a deux identiques qui en sortent.»
De prime abord, la proposition d’Albert Einstein ne semble intéresser qu’un petit nombre de théoriciens. Quelques physiciens versés dans la mécanique quantique poursuivent le travail théorique jusqu’à un point relativement avancé. Mais il faut attendre les années 1950 pour voir les premières avancées expérimentales.
Illumination sur un banc public
Comme il le raconte lui-même, c’est un matin, assis seul sur un banc public du Franklin Park à Washington, que Charles Townes, de la Columbia University de New York, a l’idée de fabriquer ce qu’il baptisera le maser (acronyme anglais pour Microwave Amplification by Stimulated Emission of Radiation).
Contredisant les prédictions de ses collègues qui affirment – voire parient – qu’il n’y arrivera jamais, Charles Townes met au point son premier prototype en 1954. L’appareil est constitué d’une cavité traversée par un flux de gaz d’ammoniac. Deux côtés de la boîte se faisant face sont couverts avec des miroirs. Cette stratégie permet aux micro-ondes d’effectuer de nombreux allers-retours dans la cavité et d’amplifier ainsi le phénomène de l’émission stimulée jusqu’à pouvoir fabriquer un faisceau d’une pureté inégalée du point de vue de la longueur d’onde.
«Les micro-ondes ne sont pas de la lumière visible, précise toutefois Jean-Pierre Wolf. Elles ont une longueur d’onde au moins 1000 fois plus grande. Et il est beaucoup plus facile de créer de l’émission stimulée avec des micro-ondes qu’avec des ondes du visible. Charles Townes est donc l’inventeur du maser, mais pas encore du laser.»
La même année, de manière totalement indépendante, une équipe de l’Institut de physique Lebedev de Moscou achève de calculer l’ensemble des conditions nécessaires pour produire un rayon maser. Les travaux d’Alexander Prokhorov et de Nikolai Basov, étrangement semblables à ceux de Charles Townes dans leur conception générale, sont publiés juste après l’article du chercheur américain. Leur contribution sera néanmoins reconnue puisque les trois physiciens partageront le Prix Nobel de physique de 1964.
Course au laser
Les applications potentielles du maser s’avèrent d’emblée nombreuses, bien que confinées à des domaines assez spécialisés: amplification d’émissions de micro-ondes venues de l’espace ou de signaux utilisés dans la communication avec les satellites, fabrication d’horloges atomiques ultra-précises, etc.
Charles Townes, après ce premier succès, se penche rapidement sur la conception d’un «maser optique», qui fonctionnerait dans le domaine du rayonnement visible. En collaboration avec Arthur Schawlow, des Bell Laboratories, il rédige un papier dans la revue Physical Review en décembre 1958 qui décrit le principe de réalisation d’un tel engin. Les deux chercheurs y précisent notamment les différences technologiques et physiques importantes dont il faut tenir compte dans la conception d’un maser optique par rapport au maser classique. Il ne reste plus qu’à construire l’appareil. La course au laser est officiellement lancée. Elle se déroulera pourtant sur fond d’intrigue scientifico-judiciaire.
Dès 1957, Gordon Gould, un doctorant très motivé installé à quelques bureaux de Charles Townes à la Columbia University, est en effet secrètement obsédé par l’idée d’être le premier à fabriquer un maser émettant dans le domaine visible. Dans son journal de notes, il développe ses propres idées et utilise, pour la première fois, semble-t-il, le mot laser, acronyme logique pour Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation.
Fondre du métal
Il y décrit également quelques prévisions perspicaces. Selon lui, le laser pourra produire des densités d’énergie telles que son faisceau serait à même de faire fondre du métal, voire de déclencher une réaction de fusion thermonucléaire. Il parle aussi de l’utilisation du laser pour établir une communication avec la Lune.
Malheureusement pour lui, il est mal conseillé au moment de déposer un brevet basé sur ses notes et se fait dépasser par Charles Townes et ses collègues.
Par la suite, loin de baisser les bras, Gordon Gould se lancera dans d’interminables et ruineuses démarches judiciaires afin de récupérer la paternité d’une invention dont il sera toujours persuadé d’être l’auteur – alors même qu’il n’a construit aucun laser. Il perdra de nombreuses manches, en gagnera quelques-unes et finira tout de même, dans les années 1980, par récupérer certains brevets fondamentaux – au grand dam de l’industrie – et à se faire un bon paquet d’argent après avoir frôlé la faillite personnelle.
Cependant, en 1959, probablement dépité de s’être fait doubler, Gordon Gould quitte l’Université de Columbia sans terminer son doctorat et part avec son concept de laser dans une entreprise privée. Cette dernière se tourne vers l’armée pour obtenir un financement pour ses recherches. Sans surprise, les perspectives du laser selon Gould allèchent les caciques du Pentagone qui offre un million de dollars à l’entreprise pour qu’elle poursuive ses efforts dans la construction d’un laser ultimement capable de servir sous les drapeaux.
Malheureusement encore pour Gordon Gould, les militaires découvrent dans son passé qu’il a brièvement «flirté» avec le marxisme dans les années 1940. Même si l’ère du maccarthysme a pris fin cinq ans auparavant, cette information suffit largement pour l’écarter de son propre projet, classé secret défense.
A ce moment, toutes les équipes engagées dans la course à la fabrication du premier laser utilisent du gaz, estimant qu’il s’agit là du meilleur candidat susceptible de produire une émission stimulée. Toutes, sauf une. Celle de Théodore Maiman, qui décroche le Graal grâce à un cristal de rubis.
«Quelque chose d’utile»
Né en 1927 à Los Angeles, le physicien de Malilbu est le fils d’un ingénieur lui-même auteur de plusieurs inventions. Son père voulait qu’il devienne médecin. Lui aspirait à être comédien. Doué en mathématiques, il devient finalement ingénieur physicien. En 1955, il est engagé au HRL où il travaille sur les masers. Quand il informe ses supérieurs qu’il veut tenter de fabriquer un laser, ceux-ci refusent au regard des tentatives infructueuses des autres équipes engagées dans la course, préférant qu’il se consacre à «quelque chose d’utile».
Têtu, Théodore Maiman menace de quitter la boîte et de fabriquer son appareil dans son garage. Le HRL cède et lui donne neuf mois, 50 000 dollars et un assistant pour accoucher d’un laser. Ce qu’il fait. A la surprise générale, puisque le rubis avait été largement disqualifié par d’autres scientifiques comme matériau potentiellement capable d’émettre un quelconque rayonnement laser.
Se penchant sur les calculs trouvés dans la littérature scientifique, Théodore Maiman s’aperçoit toutefois qu’ils comportent des erreurs. C’est pourquoi il choisit le cristal rouge pour tenter sa chance.
«L’avantage du rubis, c’est que les atomes de chrome qu’il contient, lorsqu’ils sont excités par la lampe flash, restent relativement longtemps dans cet état, explique Jean-Pierre Wolf. Cela permet d’en emmagasiner un grand nombre qui se décharge tous en même temps sous l’effet de l’émission stimulée et produit une impulsion lumineuse intense.»
Scepticisme
Dans un premier temps, les collègues de Théodore Maiman ne cachent pas un certain scepticisme. Il faut dire que l’annonce tonitruante de l’invention d’un laser à la conférence de presse du 7 juillet 1960 a précédé toute publication officielle dans un journal scientifique de référence. Les concurrents malheureux n’ont donc aucun article à se mettre sous la dent pour vérifier les dires de l’inventeur. Ce dernier n’a pourtant pas traîné avant de soumettre ses résultats à la revue Physical Review Letters, un choix classique pour ce genre de découvertes. Seulement voilà, son papier est sèchement refusé. Motif: le chercheur du HRL vient à peine de publier un autre article sur l’excitation des atomes du rubis paru dans les pages de la même revue. Comme l’admettra plus tard Simon Pasternack, un des éditeurs du journal, le nouveau texte de Maiman semble à première vue n’être rien d’autre qu’une variation sur le même sujet. Le comité éditorial ne comprend pas qu’il rejette ainsi un article sur le point d’entrer dans l’histoire des sciences.
Pour ne rien arranger, la conférence de presse n’a donné lieu à aucune démonstration et, à aucun moment, l’inventeur affirme avoir «vu» de rayon lumineux. Comme il l’explique dans un livre paru en 2003*, Charles Townes demande même aux collègues du chercheur s’ils ont vu le moindre faisceau laser. A sa grande surprise, la réponse est négative.
En fait, le premier appareil de Théodore Maiman n’est pas conçu pour produire un tel rayon. Il émet une lumière trop ténue pour être observée à l’œil nu. L’intensité est tout de même suffisante pour en analyser le spectre et apporter ainsi la preuve expérimentale de l’existence du laser.
Les doutes sont cependant levés lorsque l’article est publié dans la revue Nature du 6 août 1960. D’une brièveté inhabituelle, il sera qualifié comme l’article probablement le plus important par mots que Nature ait jamais publié.
*A Century of Nature: Twenty-One Discoveries that Changed Science and the World, par Laura Garwin et Tim Lincoln Ed.
http://www.laserfest.org/
http://www.50ansdulaser.fr