Histoire
Quand Genève brûlait sa dernière sorcière
Pendue et brûlée en 1652, Michée Chauderon est la dernière femme exécutée à Genève pour crime de sorcellerie. Devenu très tôt une cause célèbre, son cas n’a depuis cessé d’agiter l’opinion publique, comme le montre le dernier ouvrage du professeur Michel Porret
Les sorcières qui ont donné leur nom à une rue ne sont pas légion. Pendue et brûlée à Genève le 6 avril 1652, Michée Chauderon connaît ce privilège depuis l’été 1997, date à laquelle un tronçon de la rue des Eidguenots a été rebaptisé en son honneur. Trois siècles et demi après le procès de la malheureuse, cette consécration toponymique, qui équivaut à une réhabilitation officielle, pourrait surprendre de prime abord. Comme le démontre Michel Porret, professeur ordinaire et directeur du Département d’histoire générale, dans son dernier ouvrage*, elle s’insère pourtant dans un vaste processus de repentance mémorielle inauguré dès la seconde partie du XVIIe siècle.
Devenu très tôt une cause célèbre, le cas de Michée Chauderon interpelle en effet un certain nombre de protestants libéraux dès les lendemains du procès, avant que Voltaire n’en fasse un symbole de l’intolérance religieuse. A la suite du philosophe de Ferney, les aliénistes du XIXe siècle s’emparent également du destin de cette femme qui aurait pactisé avec le démon pour en faire une victime de la superstition des temps anciens.
Au XXe siècle, ce sont les mouvements féministes qui prendront le relais pour faire de Michée Chauderon une résistante à l’oppression masculine. Héroïne de plusieurs romans et d’une fiction radiophonique, la sorcière genevoise est finalement innocentée en 2001 par un jury public à l’issue de la reconstitution de son procès.
Originaire de Boëge, en Haute-Savoie, Michée Chauderon voit le jour aux alentours de 1600. Elle gagne Genève vers 1620, où elle subsiste probablement en assumant des tâches domestiques. La servante subit les disettes dues à la cherté du blé des années 1622-1623 et 1629-1631 et survit à la peste qui frappe la région de 1628 à 1631, puis de 1636 à 1640, avant que sa route ne croise une première fois la justice. Célibataire à 37 ans, enceinte de cinq mois et demi d’un valet décédé à l’automne précédent, elle est accusée de «paillardise» pour avoir eu des relations sexuelles hors des liens du mariage avec un autre homme, un certain Louis Ducret, ouvrier agricole de son état. A l’issue d’un procès dont Michel Porret publie l’intégralité des actes (tout comme pour celui de 1652), les débauchés sont bannis de la cité. Marié à une date inconnue, le couple perd rapidement son enfant, avant de revenir discrètement à Genève, où Louis Ducret succombe à une fièvre suffocante en 1646.
Dans les années qui la séparent de son deuxième procès Michée Chauderon échappe à la misère grâce à son activité de lavandière. De temps à autre, elle négocie avec le voisinage ses talents de guérisseuse. Elle concocte en effet une soupe aux multiples vertus qui finira par causer sa perte.
En mars 1652, Michée Chauderon est accusée de s’être «donnée au Diable». Huit femmes lui reprochent d’avoir «baillé le mal» à deux jeunes filles qui se trouvent désormais possédées par le malin.
«A l’origine, il s’agit probablement d’une querelle de voisinage, explique Michel Porret. Jalouses du pouvoir thérapeutique de Michée Chauderon et désirant venger le fait que cette dernière ait refusé son aide à l’une d’entre elles, ces huit femmes vont tout faire pour se débarrasser de la servante. Le fait que Michée Chauderon ait d’abord été soupçonnée d’avoir dérobé un chandelier chez ces mêmes personnes tend d’ailleurs à confirmer cette hypothèse.»
La marque du malin
Soumise au supplice de l’estrapade (qui consiste à attacher les bras de la victime à des cordes, à la hisser en haut d’un poteau ou au plafond, puis à la relâcher brutalement), la prévenue ne tarde cependant pas à avouer. Elle confesse ainsi que «venant des champs, il y a environ deux ans, le Diable lui apparut en forme d’une ombre qui la baisa». Plus tard, elle ajoute qu’«étant incitée par le Diable lequel lui avait baillé de la poudre et une pomme à ce sujet, elle a donné du mal à deux jeunes filles nommées au procès».
Pour confirmer ses dires, on confie à des experts médicaux le soin de débusquer les marques du malin sur le corps de la suppliciée, soit une empreinte visible qui ne doit ni saigner ni être sensible. A deux reprises, les chirurgiens chargés de sonder le corps de Michée Chauderon réservent leur conclusion. Une troisième équipe est alors appelée à la rescousse. Venue de Nyon et coutumière de ce genre de procès, elle procède à un nouvel examen dont le résultat est sans appel: Michée Chauderon ne porte pas une, mais trois marques diaboliques. Son sort est scellé. Etrangère, veuve, analphabète et catholique, il est vrai qu’elle fait figure de coupable idéale .
Rite de purification
Dans les jours qui suivent, «usant plutôt de douceur que de vigueur», le tribunal rend sa sentence: Michée Chauderon sera pendue, ce qui est un moyen d’adoucir sa peine, avant d’être brûlée sur la plaine de Plainpalais. Ses cendres seront ensuite dispersées, ses biens confisqués et son décès ne sera pas inscrit au registre des morts. «Tout est fait pour faire disparaître jusqu’à la moindre trace de l’existence des individus condamnés pour sorcellerie, commente Michel Porret. C’est une forme de rite de purification qui explique pourquoi les actes de l’immense majorité de ce type de procès ont également été jetés au feu. Heureusement pour nous, ce ne fut pas le cas pour les documents se rapportant à l’affaire Chauderon, qui ont été transmis aux archives.»
Contre la volonté de ses juges, le nom de Michée Chauderon ne sombre donc pas dans l’oubli avec sa mort. Loin de là. «Michée Chauderon est sans doute la sorcière d’ancien régime dont on a le plus parlé en Europe, précise Michel Porret. Ce qui fait sa spécificité, c’est que son procès intervient à un moment charnière. Vingt ans plus tôt, il est banal, vingt ans plus tard, il est inacceptable. L’hypothèse du diable devient en effet caduque à partir des années 1650-1660, alors que l’Europe s’apprête à entrer dans l’époque des Lumières.»
Hostiles à un calvinisme rigide, les protestants libéraux sont les premiers à ouvrir les feux. Conséquence d’une justice dévoyée par la religion, l’affaire Chauderon nie, selon eux, l’image d’une Genève dont ils mettent en avant la tolérance, la bonté des mœurs et la modernité institutionnelle. Pour d’autres en revanche, cette dernière exécution atteste au contraire de la précocité avec laquelle Genève a abandonné ce type de pratiques par rapport aux autres grandes villes européennes.
Voltaire et les psychiatres
Ce n’est assurément pas l’avis de Voltaire. Pour l’illustre citoyen de Ferney, la servante savoyarde, dont il transforme le nom en «Chaudron» est, au même titre que Michel Servet, une martyre de l’intolérance religieuse et du fanatisme religieux. Considérant que Michée Chauderon a été assassinée légalement par des juges qui l’ont broyée sous la torture, il se sert de son procès pour réclamer la modération des peines et l’abolition de la peine capitale.
L’affaire Chauderon va également beaucoup intéresser les précurseurs de la psychiatrie. A leurs yeux, l’accusée est une hystérique dont la place était à l’hôpital et non sur le bûcher. Autrement dit: ce type de problème n’est pas du ressort de la justice, mais de la psychiatrie. C’est d’ailleurs à un aliéniste, le docteur Paul-Louis Ladame, que l’on doit la première publication du procès Chauderon, qui est éditée dans la Bibliothèque diabolique en 1888.
Paradoxalement, dans la mesure où ce sont des femmes qui se sont efforcées de la faire condamner et que les rares tentatives destinées à l’innocenter furent le fait d’hommes, Michée Chauderon trouve une place de choix parmi les féministes du XXe siècle. «Depuis les années 1970, la sorcière de l’époque moderne est devenue la figure sociale du combat des femmes, explique Michel Porret. Symbole de la résistance à l’oppression masculine et de la lutte des faibles contre les puissants, elle devient une véritable héroïne. Une femme libre de sa destinée et de son corps qui aura payé son originalité au prix de sa vie.»
Vincent Monnet
« L’Ombre du diable. Michée Chauderon, dernière sorcière exécutée à Genève », par Michel Porret, Ed. Georg, 264 p.