Campus n°98

Lettres

Jérôme et Augustin: Le combat des saints

Réunis par une même foi, mais opposés en tout, saint Augustin et saint Jérôme échangent une correspondance de trente lettres entre 394 et 419. Un dialogue de haute volée stylistique qui tourne vite à l’affrontement, comme le montre la récente traduction offerte par Carole Fry

C’est un choc de titans. Engagée à la fin du IVe siècle, la correspondance entre saint Jérôme et saint Augustin met en présence deux des plus grands esprits de l’Antiquité tardive. Deux Pères de l’Eglise rassemblés par une même foi chrétienne, mais que tout oppose. Figure du passé, le premier est un styliste hors pair au caractère impossible. Incarnant l’avenir, le second est un personnage plutôt sociable, pour qui seule la preuve compte, mais qui déteste les conflits. Portant sur les questions de la liberté divine et du salut, la trentaine de lettres qu’ils s’échangent entre 394 et 419 donnent lieu à un débat tout à fait unique, dont la récente traduction offerte par Carole Fry parvient à restituer tout le sel. Sous des atours très policés, le dialogue entre les deux ecclésiastiques dissimule en effet une âpre dispute où se mêle mauvaise foi, menaces, arrière-pensées, non-dits et incompréhension.

Les muscles et le squelette

«Au-delà du texte, qui est déjà connu, mais qui méritait une relecture moderne, l’objectif était de permettre au lecteur de saisir le caractère et la disposition d’esprit de ces deux géants de la pensée occidentale que sont Jérôme et Augustin», explique Carole Fry. Pour y parvenir, il a fallu en passer par un important travail de criblage du texte. Suivre la pensée de deux auteurs du IVe siècle séparés par plus de 2000 kilomètres et qui communiquent parfois à plusieurs années d’intervalle n’est en effet pas à la portée du premier venu.

«L’art épistolaire de l’époque repose sur un code très contraignant, précise Carole Fry. Et nous avons affaire à deux virtuoses du genre. Il faut donc être en mesure de discerner ce qui relève de la rhétorique automatique de ce qui constitue le vif du sujet, repérer les sauts stylistiques, passer outre les redondances et les formules de civilité. Tous ces éléments sont comme du mauvais gras qu’il a fallu enlever pour ne garder que les muscles et le squelette.»

Initiateur de cette relation épistolaire qui va s’étaler sur une trentaine d’années, Aurelius Augustinus – le futur saint Augustin – est sur le point d’être nommé évêque d’Hippone lorsqu’il s’adresse pour la première fois à Jérôme. Citoyen de Carthage, il a occupé la prestigieuse chaire de rhétorique de Milan avant de se retirer pour se consacrer à Dieu. Passé maître dans l’art d’exposer et d’exploiter les idées, raisonnant comme un orateur judiciaire, il dispose d’une prodigieuse puissance de travail. Si bien qu’on s’adresse à lui des quatre coins de l’empire dès que se pose une question en rapport avec la foi. «Cet homme, à qui nous devons notamment le concept de péché originel, est sans doute, avec Aristote, le plus grand esprit que l’Antiquité ait connu», note Carole Fry.

Un «phénomène de nocivité»

Eusebius Sophronius Hieronymus, autrement dit saint Jérôme, est fait d’un tout autre bois. Fondateur d’un monastère qu’il dirigera jusqu’à sa disparition, en 419, il a été contraint de quitter Rome à la mort de son protecteur, le pape Damase. Menant une vie d’ascète, il est doté d’une mémoire phénoménale qui en fait le personnage le plus érudit de son temps. En plus de maîtriser parfaitement les arcanes du latin, Jérôme possède en effet le grec et l’hébreu, fait probablement unique à l’époque. Patron des traducteurs, il est surtout celui par qui la Bible latine est arrivée en Occident. Son avis est donc autant recherché que respecté. Côté caractère pourtant, saint Jérôme n’a rien d’un enfant de chœur. «C’est un type abominable, confirme Carole Fry. Il n’a que des défauts et s’il n’avait pas traduit les Ecritures, on ne lui aurait sans doute jamais accolé l’étiquette de saint. Il a trahi, insulté, traîné dans la boue à peu près tout le monde. C’est un véritable phénomène de nocivité auquel ses talents de styliste donnent un pouvoir destructeur phénoménal.»

«realpolitik» contre éthique

Jérôme a beau être irascible, il demeure le commentateur des Ecritures le plus prolifique et le mieux informé du moment, raison qui pousse Augustin à se tourner vers lui. L’enjeu des premiers échanges vise à déterminer si le mensonge est licite ou non. Pour le moine de Bethléem, c’est une option envisageable à court terme et à des fins diplomatiques. Pour son confrère d’Hippone, en revanche, si les Ecritures contiennent un mensonge, c’est tout l’édifice qui s’écroule. «Il s’agit d’un affrontement entre la «Realpolitik» et l’éthique, explique Carole Fry. Et c’est l’éthique qui va l’emporter.» Furieux de s’être fait moucher par celui qu’il considère comme un «blanc-bec», Jérôme grogne, vitupère et menace.

Après une décennie sans contact, c’est sous de tout autres auspices que la discussion reprend. Nous sommes alors en 415. Rome est tombée aux mains des barbares cinq ans plus tôt et les idées diffusées par Pélage sèment le trouble dans la chrétienté. Moine d’origine bretonne, ce dernier défend l’idée que tout chrétien peut atteindre à la sainteté par son libre arbitre, ce qui revient à nier l’existence de la grâce et du péché originel. Unis face à la menace, Jérôme et Augustin opèrent alors un rapprochement qui facilitera la mise au ban de l’ennemi commun. Les thèses de Pélage sont en effet déclarées hérétiques en 417, soit deux ans avant que la mort de Jérôme ne vienne mettre un point final à cette relation tumultueuse qui, pour Carole Fry, se résume à «la lutte de l’érudition contre l’intelligence».

Vincent Monnet

«Lettres croisées de Jérôme et Augustin» traduites du latin, présentées et annotées par Carole Fry, Les Belles Lettres et Ed. J.-P. Migne, 502 p.