Campus n°98

Tête chercheuse

Denis de Rougemont, le passeur de rêves

Fondateur de l’Institut européen, comptant parmi les instigateurs du CERN, l’écrivain neuchâtelois fut également un des pionniers de l’écologie politique en s’engageant dès la fin des années 1970 pour le respect de l’environnement

rougemont
«Rien ne devient jamais réel qui n’ait d’abord été rêvé», disait-il. Grande figure littéraire du Paris des années 1930, théoricien d’une Europe fondée sur la culture et la citoyenneté régionale, pionnier de l’écologie politique, Denis de Rougemont s’est consacré toute sa vie durant à une utopie: donner à l’homme les moyens de s’assurer un avenir meilleur en bâtissant une société à sa hauteur.

Cet objectif, il l’a d’abord pourchassé dans ses livres, dont le plus connu, L’Amour de l’Occident, paraît à la veille de la Deuxième Guerre mondiale et connaît un succès planétaire. L’idée est également au centre de ses réflexions sur l’intégration européenne, dans lesquelles les notions de culture et de région sont appelées à jouer un rôle de premier plan. Et c’est encore elle, qui va le pousser, à la fin des années 1970, à devenir l’un des pionniers de ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie politique.

des portes sur l’avenir

«Rougemont est un intellectuel d’une envergure comparable à celle de Sartre ou de Malraux, explique François Saint Ouen, chargé de cours à l’Institut européen, qui fut son collaborateur entre 1979 et 1985 avant de devenir secrétaire de la Fondation Denis de Rougemont pour l’Europe. Au travers de ses nombreux engagements, il n’a cessé d’ouvrir des portes sur l’avenir en cherchant à montrer qu’un autre chemin était possible. Ce n’est pas un homme du passé dans la mesure où la plupart des idées qu’il a exprimées conservent aujourd’hui encore toute leur actualité.»

Originaire de Neuchâtel, où il a suivi les cours d’un certain Jean Piaget durant ses études universitaires, c’est à Paris et grâce à sa plume que Denis de Rougemont se fait un nom. Proche d’intellectuels comme Emmanuel Mounier, Alexandre Marc ou Arnaud Dandieu, il connaît un premier succès en 1937 avec son Journal d’un intellectuel au chômage, dans lequel il relate son exil volontaire sur l’île de Ré, en Bretagne. Cofondateur des revues Esprit et L’Ordre nouveau, il collabore dans les années suivantes à la prestigieuse Nouvelle Revue française (NRF) et c’est également lui qui introduit en France l’œuvre de Soren Kierkegaard et de Karl Barth.

Idéaliste fortement empreint d’éthique protestante, Denis de Rougemont ne pouvait logiquement se taire devant la montée des totalitarismes qui marque la période de l’entre-deux-guerres. Mobilisé dès 1939 dans l’armée suisse, il fonde en juin 1940, avec le professeur Theophil Spoerri, la Ligue du Gothard, organisation dont l’objectif est de résister «à tout prix» à Hitler. Au même moment, alors que les troupes du Reich font leur entrée à Paris, il signe dans la Gazette de Lausanne un article dont la véhémence lui vaut d’être envoyé aux Etats-Unis par les Autorités fédérales pour une mission de conférence. Cette mise à l’écart, qui va se prolonger jusqu’en 1947, aura une influence considérable sur la pensée de Rougemont.

Après l’explosion des deux bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki, l’écrivain est en effet convaincu que la paix ne peut désormais être assurée qu’à l’échelle de la planète. Il plaide donc dès lors pour la constitution d’une fédération mondiale dont l’Europe serait un premier embryon.

l’amicale des misanthropes

«De loin, écrit-il alors, l’Europe est évidente». Et même si les ressortissants du Vieux Continent se distinguent par un «goût furieux de différer», leur unité ne fait guère de doute à ses yeux. «Pour Rougemont, ce qui fait l’Europe, c’est d’abord et surtout l’existence d’une culture commune, précise François Saint Ouen. Fruit d’une union très particulière des sciences et des techniques, celle-ci se matérialise notamment par toute une série de courants de pensée qui ont largement dépassé les frontières nationales comme le baroque, le gothique ou le romantisme, le marxisme ou le libéralisme.»

Très méfiant à l’égard des technocrates comme des gouvernements, dans lesquels il ne voit qu’une «amicale des misanthropes», Rougemont oppose par ailleurs à l’Europe des nations souhaitée par certains, l’idée d’une Europe des régions fondée sur des entités de taille restreinte, pouvant parfois être transnationales, et qui rendrait à ses citoyens les moyens de faire entendre leur voix sans être écrasés par le pouvoir politique.

C’est au nom de cet idéal qu’il participe, en 1948, au Congrès de La Haye, dont il rédige la déclaration finale, le fameux Message aux Européens, texte qui jette notamment les bases du Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme. C’est encore la même idée qui motive la création du Centre européen de la culture – qui ouvre ses portes à Genève en 1950 – et qui le pousse à appuyer la création d’une institution destinée à fédérer les savants européens autour d’enjeux dépassant les ressources intellectuelles des nations: le futur CERN.

Plaidoyer pour l’environnement

En 1963, c’est toujours le même objectif qui amène Denis de Rougemont à fonder l’Institut universitaire d’études européennes – devenu aujourd’hui l’Institut européen de l’Université de Genève – une structure qui se distingue d’emblée par la large place accordée non seulement au droit, à l’économie, à l’histoire ou à l’administration publique, mais également à l’histoire de la culture européenne.

Penser l’Europe n’empêche cependant pas Rougemont de voir au-delà. «Dès les années 1950, alors que l’Occident se perçoit encore essentiellement comme le garant des valeurs démocratiques, de l’économie de marché et de la laïcité à travers le monde, Denis de Rougemont invente l’idée du dialogue des cultures, explique François Saint Ouen. Selon lui, l’Europe ne peut fonctionner en vase clos. Pour assurer une paix durable, il est donc nécessaire d’instaurer un véritable dialogue avec les autres parties du monde en cherchant à identifier un certain nombre de bases communes sur lesquelles bâtir une entente globale.»

Précurseur, Rougemont l’est également en matière d’écologie. En 1977, avec la publication de L’avenir est notre affaire, il signe en effet ce qui sonne comme un véritable plaidoyer pour la protection de l’environnement. Dans cet ouvrage, l’écrivain, pour qui «le civisme commence au respect des forêts», défend l’idée que l’être humain n’est pas propriétaire de la planète et qu’il faut trouver une relation positive avec la nature. Effrayé par l’obsession du profit à court terme, il y dénonce les ravages des compagnies multinationales, la menace nucléaire, le culte de la croissance économique indéfinie et éternelle, la centralisation technocratique, la commercialisation des êtres et du monde, le pillage de la planète, la religion de l’automobile. Tout un programme, en somme, que, depuis, beaucoup ont fait leur.

Vincent Monnet

Dates clés

1906: Naissance à Couvet (Neuchâtel)

1930: S’installe à Paris

1936: Publication de «Penser avec les mains»

1937: Publication de «Journal d’un intellectuel au chômage»

1939: Publication de «L’Amour et l’Occident»

1940: Publication de «Mission ou démission de la Suisse», création de la Ligue du Gothard

1941: Mission de conférence aux Etats-Unis

1948: Congrès de La Haye

1949: Première Conférence européenne de la culture à Lausanne

1950: Fondation du Centre européen de la culture

1963: Fondation de l’Institut universitaire d’études européennes à la Villa Moynier.

1977: Publication de «L’Avenir est notre affaire»

1985: Décès à Genève