Campus n°99

Recherche/Sociologie

Les mouchards du panier à commissions

Les cartes de fidélité enregistrent tous les achats des consommateurs. L’exploitation des données est encore timide en Suisse. Mais le potentiel est grand. Selon le sociologue Sami Coll, ces cartes pourraient même devenir un nouvel outil de contrôle social

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Certains supermarchés en savent plus sur les citoyens suisses que l’Etat. Grâce à leurs cartes de fidélité, qui enregistrent la totalité des achats de leur propriétaire, ils ont, théoriquement, la possibilité de dresser le profil intime de chacun des consommateurs qui fréquentent leurs magasins. C’est en tout cas l’avis de Sami Coll, qui a défendu avec succès ce printemps sa thèse en sociologie intitulée Consommation sous surveillance: le cas des cartes de fidélité.

«Le caddie et son contenu peuvent révéler beaucoup d’aspects de la personnalité de l’individu qui le pousse, estime le jeune chercheur qui effectue actuellement un post-doctorat à la City University de New York. En analysant ce qu’il achète jour après jour, il est possible de se faire une idée du mode d’alimentation du consommateur, donc de sa santé, de ses moyens financiers, de sa classe sociale, de son niveau d’éducation, de son sexe ou encore de son orientation sexuelle. Ce sont des données très précises et parfois très intimes.»

Des informations comme le nom, l’adresse ou la date de naissance, fournies parfois au moment de l’inscription, achèvent le portrait du consommateur.

Publicité personnalisée

La loi en Suisse est claire. Ces informations ne peuvent servir qu’au seul usage pour lequel elles ont été récoltées, à savoir le marketing interne. Il est donc implicitement interdit de les vendre à un concurrent ou à une assurance maladie. Mais si un magasin se rend compte, par exemple, qu’un client achète chez lui de la litière pour chat, mais pas de nourriture pour ce même animal, il a le droit de le démarcher et de lui faire parvenir une publicité personnalisée.

De telles activités sont courantes, mais de loin pas aussi développées que l’on pourrait le craindre. En fait, elles sont particulièrement timides en Suisse, bien que le potentiel soit gigantesque. Il existe même une marque – c’est une exception – dans la grande distribution helvétique qui s’interdit d’enregistrer les achats de ses clients à l’aide de la carte de fidélité. Pour «rassurer ses clients au sujet de l’intégrité de leur sphère privée».

Ailleurs, en revanche, les limites sont plus floues et les entreprises plus enclines à les tester. Aux Etats-Unis, par exemple, les bases de données ne sont pas confinées. Pour faire court, dans ce pays, tout est permis sauf ce qui est explicitement interdit. Des interconnexions avec d’autres fichiers sont donc possibles.

La chaîne de supermarchés Safeway, par exemple, ne s’en prive pas. Elle possède de nombreuses enseignes, dont plusieurs distribuent leur propre carte de fidélité. La maison mère récolte toutes les informations venues de ces différentes sources, les recoupe et, surtout, effectue une analyse du panier de commissions. Chaque client peut ainsi consulter son profil sur le site Internet Foodflex (foodflex.safeway.com) et y apprendre, entre autres, qu’il achète trop de matière grasse ou pas assez de légumes et de fruits par rapport à un régime idéal.

L’intention est bonne. D’ailleurs, n’importe quel office national de santé publique applaudirait sans doute des deux mains une telle initiative qui permet, par exemple, de contribuer à l’éducation des masses et à la lutte contre l’obésité sans débourser un denier public. Mais pour Sami Coll, il y a quand même un problème. Selon le jeune chercheur, cette tendance, qui pourrait un jour toucher la Suisse, pérennise une volonté déjà ancienne de la bourgeoisie de contrôler les classes sociales plus modestes.

«Les conseils de Foodflex ne s’adressent pas aux gens aisés, généralement informés et conscients de leur santé, estime-t-il. Ils sont dirigés vers les classes populaires, qui représentent justement le gros de la clientèle des magasins Safeway et qui sont le plus concernés par une alimentation déséquilibrée.»

Contrôle social

Ainsi, selon Sami Coll, après la sexualité et la définition d’une attitude «normale» en la matière afin de se distinguer du comportement vulgaire des masses, puis l’introduction du planning familial et de l’éducation sexuelle dans le but de contrôler les naissances, on diffuse une fois de plus une norme sociale bourgeoise dans le reste de la population. Sans vraiment s’en rendre compte, les cartes de fidélité pourraient ainsi devenir un outil de pouvoir, de contrôle social. Léger, certes, mais néanmoins bien présent.

«C’est pour la bonne cause, bien entendu, puisqu’il s’agit d’augmenter le bien-être des gens, admet le chercheur. Pour l’instant du moins.»

Autre victime collatérale possible de l’exploitation des cartes de fidélité: la solidarité. «Au cours de mes entretiens, j’ai rencontré des personnes qui affirmaient, au sujet des assurances maladie, en avoir assez de payer pour les obèses, qui coûteraient trop cher à la société en soins médicaux, explique Sami Coll. Ce genre d’opinion tend à se généraliser. Le système des cartes de fidélité, en trahissant le type d’achat que l’on effectue, pourrait devenir le premier outil capable de mettre en œuvre cette désolidarisation en permettant, pour la première fois, d’identifier les bons des mauvais risques.»

Et ce n’est pas totalement de la science-fiction. Safeway, encore elle, a également innové en la matière. Dans un pays où c’est en général l’employeur qui se charge de la couverture maladie de ses employés, la chaîne propose en effet à ses salariés, d’après leur profil sur Food-flex, des rabais sur leurs primes si leurs habitudes alimentaires sont jugées saines. On ne demande pas aux obèses de payer plus, mais aux autres de payer moins.

En Suisse, aucune grande surface ne vend d’assurances complémentaires. Mais qui sait à quoi ressembleront la situation et la législation dans cinq ou dix ans?

Sphère privée variable

«La plupart des gens que j’ai interrogés sont conscients que les cartes de fidélité comportent des informations les concernant, constate Sami Coll. Mais cela ne les formalise pas. Et, surtout, ils n’ont pas l’impression que l’on pénètre dans leur sphère privée. Il faut dire que la définition de cette notion n’est pas la même pour tous.»

Juridiquement, on peut en distinguer quatre. Il s’agit des sphères privées territoriale (qui différencie sa maison et la rue, par exemple), corporelle, communicationnelle (qui indique que l’on a le droit de parler avec quelqu’un sans être écouté) et informationnelle. Cette dernière concerne les données personnelles informatisées. C’est la définition qui est retenue dans le contexte des cartes de fidélité ou des réseaux sociaux sur Internet.

Le problème, c’est que pour les personnes sondées par Sami Coll, la sphère privée est tantôt le petit copain/la petite copine ou sa famille, tantôt sa liberté de choix, etc. Pour certains, il s’agit d’informations les concernant, pas tant celles qui sont sur Internet, mais plutôt ce que les gens savent sur eux. Ce qu’ils ressentent comme des intrusions dans la sphère privée sont des choses plus concrètes, comme les coups de fil commerciaux à la maison, une vendeuse du service client qui demande à voir une pièce d’identité sur laquelle est indiquée la date de naissance. Bref, autant d’éléments qui ne tombent pas forcément sous la définition légale.

«Dans ces conditions, quand les juristes prétendent que pour régler les problèmes d’atteinte à la sphère privée il faut responsabiliser les gens pour qu’ils en prennent soin eux-mêmes, je reste circonspect», estime Sami Coll.

Et ce d’autant plus que plus de 70% des Suisses possèdent au moins deux cartes de fidélité. Et les appâts sont efficaces. Elles facilitent le service après-vente et, avant tout, offrent des réductions, des cadeaux ou des ristournes. «Aux Etats-Unis, où je vis depuis quelques mois, certaines cartes offrent des réductions importantes (jusqu’à 40%), souligne Sami Coll Je n’ai pas hésité une seconde avant d’en acquérir une, malgré tout ce que j’ai pu apprendre sur le sujet. Dans un tel contexte, s’en passer devient un véritable luxe.»

Anton Vos