Recherche/Histoire de la médecine
Quand la médecine entre en chaire
L’inauguration de la Faculté de médecine achève de faire de l’Académie fondée par Jean Calvin une université moderne. Résultat d’une politique de prestige, la nouvelle entité devra cependant longtemps bricoler avec les moyens du moment
Le 3 septembre 1873, Antoine Carteret, chef de file du Parti radical chargé du Département de l’instruction publique, présente un projet de «Loi sur la Faculté de médecine» au Grand Conseil genevois. Accepté dix jours plus tard, le texte achève la transformation de l’Académie fondée par Jean Calvin au milieu du XVIe siècle en une université destinée à incarner la «Genève moderne» issue de la révolution radicale.
Résultat d’une politique de prestige et de modernisation qui a également vu la création de l’Ecole d’horlogerie, du Grand Théâtre et de l’Ecole dentaire, la nouvelle Faculté comprend des chaires dans les champs nouveaux des «sciences médicales». Elle est également dotée de laboratoires permettant d’intégrer des travaux pratiques dans le cursus des études. En étroite liaison avec l’Hôpital cantonal et disposant de sa propre policlinique, elle est en mesure de proposer un enseignement clinique dans la plupart des branches médicales qui sont alors reconnues. Elle possède par ailleurs un bâtiment neuf, l’Ecole de médecine, pouvant accueillir environ 500 étudiants. Sur le papier, c’est donc un outil à la pointe du progrès. Dans les faits cependant, comme le montre Philip Rieder, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’éthique biomédicale, dans l’ouvrage qu’il vient de consacrer à ce sujet*, la Faculté de médecine restera longtemps plus proche d’une modeste école secondaire contrainte de bricoler avec les moyens du moment que du centre d’excellence que l’on connaît aujourd’hui.
Le siècle qui va tout changer
Successeur de James Fazy à la tête du Parti radical, Antoine Carteret n’est pas le premier à réclamer la création d’une Faculté de médecine à Genève. Dès 1559, Théodore de Bèze se prononce en faveur d’un centre de formation médicale. Au début du XVIIe siècle, Jean-Robert Chouet propose à son tour la mise en place d’un enseignement médical dans son projet de réforme de l’Académie. En 1754, Théodore Tronchin parvient à imposer des cours théoriques et des démonstrations pratiques d’anatomie dans le cadre d’une éphémère chaire honoraire de médecine. Enfin, sous l’occupation française (1798-1803), Louis Odier rédige un projet d’Ecole secondaire de médecine pour le Département du Léman. Faute de moyens et surtout de réelle volonté politique, ces projets restent cependant lettre morte.
Tout va changer au cours du XIXe siècle. D’abord, parce que, comme le souligne Philip Rieder, dès 1800 environ, la pratique clinique devient la clé de voûte du système médical au détriment du savoir théorique. En parallèle, le modèle français, centré sur un hôpital de taille importante et donc réservé aux grandes capitales, perd son hégémonie au profit du système allemand. Or, ce dernier, reposant sur l’association étroite des laboratoires de recherche à l’enseignement, ainsi que sur le développement de policliniques, est tout à fait à la portée de villes de moyenne importance comme Genève.
L’évolution de la politique fédérale est un autre élément à prendre en compte. Evoquée à plusieurs reprises depuis 1832, l’idée d’une Université fédérale est en effet dans l’air du temps. Et comme il n’existe pas encore d’université au sens moderne du terme en Suisse romande, le premier arrivé sera logiquement le premier servi. Cependant le temps presse, puisque des projets sont à l’étude à Lausanne comme à Neuchâtel. «Même si cette voie sera finalement abandonnée, la perspective de toucher des fonds fédéraux a sans doute joué dans la décision de Genève de passer à l’action, explique Philip Rieder. D’ailleurs, le jour même du vote sur la Faculté de médecine, une demande de subsides est envoyée à Berne.» Par ailleurs, la mise en place d’un examen fédéral de médecine, qui autorise à pratiquer dans l’ensemble du pays à partir de 1870, fait redouter que des praticiens formés à Bâle, Berne ou Zurich débarquent en masse à Genève. Il s’agit donc de réagir en offrant aux étudiants romands la possibilité de lutter à armes égales avec leurs collègues alémaniques.
recruter pour survivre
En pleine époque positiviste, l’opinion publique nourrit, de son côté, des attentes croissantes vis-à-vis de la science médicale. «Même si elle n’est pas encore en mesure d’apporter des résultats concrets en termes de mortalité avant la révolution bactériologique et l’arrivée des premiers sérums, la médecine suscite un engouement de plus en plus largement partagé dans la population dès les dernières années du XIXe siècle», confirme Philip Rieder. Last but not least, le Parti radical retrouve à partir de 1870 une solide majorité qui va lui permettre de vaincre les réticences des derniers opposants. C’est chose faite en septembre 1873.
Ce vote décisif ne signifie pas que la partie est gagnée pour la jeune Faculté. Il lui reste à faire ses preuves en démontrant tout d’abord sa capacité à attirer des étudiants étrangers, le bassin romand étant trop exigu pour pouvoir la faire vivre. Or sur ce plan-là, les ambitions des radicaux sont rapidement déçues. La Faculté, organisée autour de quelques grandes figures venues de l’étranger (Schiff, Zhan, Laskowski) entourées par un groupe de jeunes praticiens libéraux, ne suscite pas l’attrait espéré auprès du public germanique, pourtant directement dans la ligne de mire des promoteurs du projet compte tenu de sa grande mobilité.
Le salut viendra de l’Est. Condamnée à recruter si elle entend survivre, la Faculté s’efforce rapidement de mettre un maximum d’atouts de son côté. Ne se contentant pas de publier des annonces vantant les agréments de Genève dans les journaux étrangers, elle développe un doctorat cantonal moins coûteux et moins difficile que le brevet fédéral. Un cursus pour lequel une bonne connaissance du latin n’est pas indispensable, alors que c’est une condition impérative pour accéder à la pratique médicale en Suisse alémanique. Pas très regardante sur la qualité des candidats, elle accepte également des étudiants dépourvus des diplômes exigés de leurs homologues suisses où ne disposant visiblement pas de ressources suffisantes pour achever leur cursus. En outre, et le fait est rare à l’époque, la Faculté de médecine genevoise est dès l’origine ouverte aux femmes. Signe de progrès et de modernité, ce choix, qui constitue un avantage décisif sur le marché académique, va s’avérer salutaire.
Ainsi, dès avant la fin du XIXe siècle, près de la moitié des étudiants inscrits en médecine à Genève sont des femmes. Venues pour la plupart des pays de l’Est, à l’image de Lina Stern, qui fut la première représentante féminine à accéder au rang de professeur au sein de l’Université, elles stimulent une croissance qui devient exponentielle: alors qu’avant 1880, il n’y a guère plus de 50 inscrits au sein de la Faculté, elle accueille 258 étudiants au semestre d’hiver 1896, puis 397 en 1901, soit une augmentation de 54% en cinq ans. A la veille de la Première Guerre mondiale, ils seront plus de 800, soit à peu près autant qu’au début des années 1950. Sur le plan de la formation, la Faculté a atteint son rythme de croisière.
révolution bactériologique
Sur le plan de la recherche et du développement de la science médicale à proprement parler, les choses sont plus lentes à se dessiner. D’abord, parce que, faute de moyens pour ce type d’activité, les chercheurs de la Faculté sont longtemps contraints de bricoler avec les moyens du bord pour financer leurs laboratoires. Seul Moritz Schiff, titulaire de la chaire de physiologie, dispose d’un budget qui le dispense de maintenir une clientèle privée en ville. Les autres sont réduits au bénévolat ou à puiser dans leur crousille personnelle.
A ces difficultés matérielles s’ajoute le fait que la Faculté adopte dans ses premières années une position très conservatrice à l’égard des nouvelles spécialités médicales. Jaloux de leurs privilèges, les hommes en place s’efforcent de bloquer toute innovation susceptible d’empiéter sur leur territoire. Ainsi, pour que l’ophtalmologie soit finalement intégrée, il faudra attendre que cette discipline soit exigée dans le cadre de l’examen fédéral de médecine et devienne, de fait, incontournable.
La Faculté n’est pas plus prompte à s’intéresser à la «révolution thérapeutique» qui accompagne le développement de la bactériologie. «C’est l’innovation la plus importante du moment, commente Philip Rieder. Mais dans les faits, je me suis aperçu que les responsables de Faculté s’y intéressent très peu. C’est par les marges, au travers d’enseignants et de médecins occupant des fonctions secondaires, que les choses vont lentement évoluer. Ainsi, lorsque Adolphe D’Espine, professeur de pathologie interne qui est un des premiers Genevois à s’intéresser à la bactériologie, demande des fonds supplémentaires pour effectuer des recherches dans ce domaine, la hiérarchie lui rétorque que le sujet n’a pas d’intérêt.» Cette attitude, qui est parfois renforcée par le jeu des inimitiés personnelles, restera longtemps caractéristique d’une Faculté qui se voit comme la garante de la tradition plutôt que comme une source d’innovation. Elle commencera réellement à évoluer après la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion du Fonds national de la recherche scientifique.
Vincent Monnet
*«Anatomie d’une institution médicale. La Faculté de médecine de Genève (1876-1920), par Philip Rieder, ed. BHMS et Médecine et hygiène, 392 p.