Tête chercheuse
Jeanne Hersch, l’exigence de la liberté
L’élève et traductrice de Jaspers, dont on fête le centenaire cette année, fut la première femme à enseigner la philosophie à l’Uni-versité de Genève. Saluée dans le monde entier pour ses travaux en faveur de l’Unesco, son tempérament de feu et son franc-parler ont souvent suscité l’irritation, y compris au sein de sa propre famille politique
«Elle avait quelque chose d’un Jugement dernier», disait l’académicien Jean D’Ormesson au lendemain de sa mort, le 5 juin 2000. Philosophe internationalement reconnue, représentante de la Suisse auprès de l’Unesco, maître à penser de plusieurs générations d’étudiants et égérie d’une partie de la gauche, Jeanne Hersch, dont on fête le centenaire cette année, mérite incontestablement sa place parmi les grands esprits de son temps. Ce qui ne veut pas dire qu’elle faisait toujours l’unanimité. Naviguant le plus souvent à contre-courant, sans jamais redouter de déplaire, celle qui se décrivait volontiers comme «une vieille maîtresse d’école» a en effet suscité de nombreuses polémiques par ses prises de position très tranchées sur les revendications de la jeunesse, la politique de la drogue, le rôle des médias ou la place des femmes dans la société.
Un creuset fertile
Pour Jeanne Hersch, la philosophie est presque une seconde nature. Issue d’une famille juive polonaise ayant fui la domination russe pour étudier dans un pays libre (le père deviendra professeur de statistique à l’Université de Genève, la mère y étudiera les sciences sociales et la médecine avant de s’engager dans la section de désarmement de la SDN), elle grandit dans une atmosphère imprégnée des idéaux de justice sociale et de solidarité internationale. Pour ses parents, anciens militants du «Bund» qui croient autant aux vertus de la démocratie qu’en celles de l’homme, toutes les questions sont bienvenues. Sa mère tenant en horreur les «boursouflures du langage», cette capacité à s’interroger va de pair avec une autre exigence que la philosophe fera sienne toute sa vie durant, celle de la clarté. «N’employons pas les mots pour leur donner satisfaction», répétait ainsi la philosophe.
Dans ce creuset fertile, les premières curiosités métaphysiques surgissent très tôt. «Je devais avoir 5 ans», confiera plus tard l’intéressée. Sous de tels auspices, la carrière qui s’ensuit est logiquement brillante. Licenciée de la Faculté des lettres de Genève en 1931, Jeanne Hersch complète sa formation philosophique à Paris, Heidelberg et Fribourg-en-Brisgau. C’est l’occasion de deux rencontres qui vont achever de forger ses convictions et fixer définitivement sa manière si particulière de pratiquer sa discipline. A Heidelberg, où elle séjourne de 1929 à 1930, puis de 1932 à 1933, elle trouve son maître en la personne de Karl Jaspers. Les enseignements de l’existentialiste allemand, qu’elle fera connaître aux lecteurs francophones par ses traductions, sont pour elle un véritable choc. Elle se reconnaît en particulier dans sa «philosophie de la liberté», qu’elle s’efforce dès lors non pas de théoriser, mais de mettre en pratique.
La loi du plus faible
Son séjour à Fribourg-en-Brisgau, sous le rectorat de Heidegger, fut sans doute lui aussi décisif, bien que pour de tout autres raisons. Camarade d’Hannah Arendt durant quelques mois, Jeanne Hersch assiste à la mise en place des premières mesures anti-juives dans les universités allemandes. Elle comprend aussi, et peut-être surtout, la puissance insidieuse du totalitarisme lorsqu’elle se surprend à chantonner le Horst Wessel Lied, l’hymne officiel du parti nazi. Elle conservera de l’expérience une profonde méfiance à l’égard des idéologies, ainsi qu’un objectif qui ne la quittera plus: faire triompher l’impératif moral au détriment de la «loi naturelle» qui veut que le plus fort soumette le plus faible.
De retour à Genève en cette même année 1933, Jeanne Hersch, qui voit dans l’éducation le meilleur moyen d’éclairer l’obscur en faisant «entrevoir l’irréductible et l’inépuisable à travers des pensées claires», entre à l’Ecole internationale où elle enseignera le latin, la littérature française et la philosophie jusqu’en 1956. Une activité qui lui laisse suffisamment de temps pour écrire. Publié en 1936, L’Illusion philosophique est récompensé par le Prix Amiel de l’Université. Suivront un roman (Temps alternés, 1942), puis l’Etre et la forme, thèse de doctorat qui lui vaut le Prix Adolphe Neumann d’esthétique et de morale en 1946, ainsi que plusieurs traductions, dont celle de La Culpabilité allemande de Karl Jaspers qui sort de presse en 1947.
La même année, l’Université lui ouvre ses portes avec une charge de privat-docent. Dix ans plus tard, elle est la première femme à recevoir le titre de professeur ordinaire de philosophie à l’Université de Genève. Elle y restera jusqu’en 1977, malgré les nombreux engagements que lui vaut son autorité morale et intellectuelle.
Dès le milieu des années 1960, René Maheu, directeur général de l’Unesco fait ainsi appel à ses talents en vue de mettre sur pied une division de philosophie au sein de l’organisation qu’il dirige. Jeanne Hersch saisit l’occasion pour mener à bien ce qui restera sans doute «la» grande œuvre de sa vie. A l’occasion du 20e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1968, elle conçoit un livre dont le programme est à la fois très simple et très ambitieux. Le Droit d’être un homme regroupe plus d’un millier de textes de toutes les époques et de toutes les cultures qui montrent que les principes de la Déclaration universelle ont été proclamés, soutenus et défendus avant les Lumières et ailleurs qu’en Europe. Ce coup de maître offre une notoriété mondiale à la philosophe genevoise, qui se voit dès lors invitée à s’exprimer aux quatre coins de la planète.
Pour Jeanne Hersch, la pensée philosophique n’a cependant de sens que si elle s’inscrit dans le réel et en particulier dans l’action politique. Socialiste de cœur, elle ne se prive pas d’intervenir avec force – certains diront autoritarisme – dans la vie publique genevoise. Avec des fortunes diverses. Dans un pays qui cultive la culture du compromis, son tempérament explosif, son intransigeance et son franc-parler suscitent en effet souvent une certaine irritation, y compris chez ses compagnons de route.
Faisant preuve d’une lucidité qui manque alors à la plupart de ses contemporains, Jeanne Hersch prend ainsi la plume en 1956 pour dénoncer «le règne du toc et de la fiction» qu’est à ses yeux le régime d’occupation soviétique en Pologne. Et si, dans ce cas, l’histoire lui donnera raison, nombre de ses engagements ultérieurs seront moins heureux. Comme le souligne Serge Bimpage dans la Tribune de Genève au lendemain de sa disparition, «ses thèses musclées contre les manifestations de jeunes, ses déclarations sur les médias et ses positions sur la femme en ont surpris plus d’un». Qu’importe, la «dame de fer» n’est pas du genre à se soucier du qu’en-dira-t-on. Sûre de ses convictions, elle n’hésite pas à rompre avec le Parti socialiste lorsqu’elle se trouve en désaccord avec celui-ci sur la politique de la drogue. Avec la même véhémence, elle sera l’une des plus farouches opposantes à la nomination au rang de professeur ordinaire de Jean Ziegler, dont elle conteste la rigueur scientifique et dénonce les convictions partisanes.
Beau joueur, le futur rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation de l’ONU lui rendra malgré tout un bel hommage à l’annonce de son décès à la grande philosophe genevoise déclarant à l’Agence télégraphique suisse: «La plupart des professeurs sont des momies, mais pas Jeanne Hersch, qui était une femme extraordinaire, notamment pour sa passion du débat. J’ai beaucoup de respect face à la grande intelligence qui était la sienne. C’était une des plus grandes philosophes que la Suisse ait connues et un professeur exceptionnel, dont je ne partageais aucune opinion.»
Vincent Monnet
Dates clés13 juillet 1910: Naissance à Genève 1931: Licence en littérature à la Faculté des lettres de l’Université de Genève 1933-1956: Enseigne à l’Ecole interna-tionale de Genève 1936: Publication de «L’Illusion philosophique» 1947-1977: Enseigne la philosophie à l’Université de Genève 1946: Publication de l’«Etre et la forme», 1947: traduit en français «La Culpabilité allemande» de Karl Jaspers 1957: Publication de «Idéologies et réalité» 1966: Dirige la division de philosophie de l’Unesco, où elle représente la Suisse de 1970 à 1976 1968: Publication de «Le Droit d’être un homme» 1973: Prix de la Fondation pour les droits de l’homme 1979: Prix Montaigne 1981: Publication de «L’Etonnement philosophique», son plus grand succès de librairie 1992: Prix Karl Jaspers 5 juin 2000: Meurt à Genève, à la veille d’un colloque destiné à célébrer son 90e anniversaire |