Les embryons prennent forme en flambant
Des scientifiques de l’UNIGE ont réussi à démontrer que les tissus cellulaires se déforment par flambage (ou flexion sous l’action d’une compression), phénomène qui pourrait être à l’origine de la morphogenèse de l’embryon.
Modèle expérimental d’embryon artificiel. Une centaine de cellules (rose et vert) encapsulées dans une sphère creuse (turquoise). Elles forment un épithélium en prolifération qui s’invagine spontanément. (© UNIGE/Aurélien Roux)
L’embryon d’un animal ressemble d’abord à une sphère creuse. Apparaissent ensuite, à différents stades du développement, des invaginations qui donneront naissance aux structures de l’organisme (cerveau, tube digestif, etc). Selon une hypothèse proposée il y a plus d’un siècle, le mécanisme dominant qui déclenche ce phénomène d’invagination pourrait être le flambage, un terme qui désigne une déformation latérale d’un matériau soumis à une compression. Cette explication a depuis longtemps remporté l’adhésion des biologistes. Mais elle n’a jamais fait l’objet d’une preuve formelle, essentiellement à cause de la difficulté, voire de l’impossibilité de mesurer les forces minuscules en présence. Cette lacune est enfin comblée grâce à une étude parue dans la revue Developmental Cell et réalisée par une équipe multidisciplinaire de scientifiques de l’Université de Genève (UNIGE). Un tour de force qui doit sa réussite à une longue collaboration alliant des spécialistes de l’expérimentation biologique, de la physique théorique analytique et de la simulation informatique.
«La question à la base de notre travail est de savoir comment on donne une forme à un tissus cellulaire, explique Aurélien Roux, professeur au Département de biochimie de la Faculté des sciences de l’UNIGE. L’observation du développement des embryons a permis de décrire plusieurs mécanismes qui sont à l’œuvre. L’un d’eux est la constriction apicale c’est-à-dire une incurvation locale de la surface de l’embryon sous l’effet d’une déformation coordonnée des cellules elles-mêmes (leur «sommet» se resserre et leur «base» se détend). Mais ce mécanisme est loin d’être assez puissant pour expliquer l’apparition des invaginations importantes durant le développement du blastocyste (un des stades précoces de l’embryon).»
Il y a un siècle, des biologistes ont alors proposé que le mécanisme physique qui permet de générer ces plis profonds est le flambage. Le phénomène est le même que lorsqu’on met une feuille de papier à plat et qu’on rapproche les deux bords opposés: le milieu de la feuille se soulève. Dans le cas des embryons, la force latérale vient des cellules qui, en proliférant, exercent une pression croissante sur la surface, une surface qui est par ailleurs confinée dans une enveloppe vitelline, certes élastique mais qui empêche toute expansion spatiale.
La description du phénomène étant assez parlante et les analogies dans la nature foison, l’explication a facilement obtenu le consensus parmi la communauté des biologistes : il a longtemps été impensable de mesurer les forces en présence à la surface des embryons afin de vérifier que c’est véritablement le phénomène de flambage (qui obéit à des lois bien connues de la physique des matériaux) qui est en jeu et pas un autre mécanisme.
Approches analytique, informatique et biologique
Désirant néanmoins apporter une preuve quantitative du phénomène, les scientifiques genevois ont mené une étude de longue haleine. Anastasiya Trushko, chercheuse au Département de biochimie et Aurélien Roux sont parvenus à fabriquer de petites enveloppes ayant toutes les propriétés physiques de la vitelline naturelle et à faire pousser, sur la surface interne, une monocouche formée d’une centaine de cellules. Parfaitement contrôlés dans des conditions de laboratoire, ces petits modèles, de moins d’un demi millimètre de diamètre, ont permis de recréer in vitro et d’étudier à l’aide du microscope le phénomène d’invagination. Les forces en présence ont notamment pu être déterminées grâce aux petites variations de l’épaisseur de l’enveloppe de ces embryons artificiels.
Grâce à ces mesures de forces et de formes, Carles Blanch-Mercader et Karsten Kruse, chercheur et professeur aux Départements de biochimie et de physique théorique de l’UNIGE ont, quant à eux, pu montrer que la relation entre force et forme de ces embryons artificiels était celle attendue pour le flambage. À l’aide des équations de la physique des matériaux, ils ont pu extraire les paramètres mécaniques macroscopiques des tissus cellulaires tel que leur rigidité.
Enfin, afin de relier ces caractéristiques macroscopiques aux processus biologiques à l’échelle cellulaire, Aziza Merzouki et Bastien Chopard, chercheuse et professeur au Département d’informatique de la Faculté des sciences de l’UNIGE ont simulé par ordinateur le développement de l’embryon en le considérant comme un ensemble de cellules indépendantes. «L’approche informatique offre la possibilité unique d’observer certains aspects du phénomène qui sont normalement inaccessibles, explique Bastien Chopard. On peut ainsi suivre en détail l’évolution temporelle du flambage et, surtout, comprendre comment les processus biologiques (prolifération, contractilité) mis en jeu à l’échelle de la cellule modifient les paramètres mécaniques du tissu.»
Aller-retours incessants
Entre les trois chercheurs et leurs équipes, les aller-retours ont été incessants afin de déterminer les bonnes valeurs pour les nombreux paramètres qui entrent en jeu et pour que les trois approches parviennent au même résultat, à savoir au plus près de la réalité. Il a fallu 6 ans de travail d’horloger pour en arriver à bout.
«Nous avons pu démontrer, en le quantifiant de la manière la plus précise qui soit, que le flambage est un mécanisme possible pour expliquer la formation d’invagination dans les embryons, conclut Aurélien Roux. Il est probable que d’autres mécanismes, comme la constriction apicale, amorcent le phénomène de pliage et que le flambage l’accentue pour obtenir finalement le résultat escompté.»
14 sept. 2020