Comment la peau des poissons évolue-t-elle?
Des chercheurs de l’UNIGE sont remontés dans l’arbre généalogique des poissons à nageoires rayonnées afin de reconstituer l’évolution des structures protectrices de leur peau.
Peau à écailles d’un chevesne (Squalius cephalus), peau nue d’un poisson-chat (Ictalurus punctatus) et peau avec armure osseuse d’un poisson-chat cuirassé (Pterygoplichthys multiradiatus). © UNIGE
Assimilée aux écailles, la peau des poissons peut également être nue ou constituée d’une structure osseuse qui forme une cuirasse, parfois même recouverte de dents. Mais comment cette peau a-t-elle évoluée à travers les âges? Afin de répondre à cette question, des chercheurs de l’Université de Genève (UNIGE) ont reconstitué l’évolution des structures protectrices de la peau chez les poissons, remontant à l'ancêtre commun des poissons à nageoires rayonnées, il y a plus de 420 millions d’années. Ils ont ainsi découvert que seuls les poissons ayant perdu leurs écailles pouvaient développer une cuirasse osseuse, et que l’état de protection de leur peau influait sur le choix de leur habitat en eau pleine ou dans les fonds marins. Cette étude, publiée dans la revue Evolution Letters, apporte une nouvelle explication de l’incroyable diversité de cette lignée de poissons, qui compte plus de 25’000 espèces.
Les poissons à nageoires rayonnées, comme les poissons-chats ou les poissons rouges, constituent la lignée la plus diversifiée de vertébrés sur Terre, avec pas moins de 25’000 espèces, soit la moitié des vertébrés de la planète. «Bien loin de se cantonner aux écailles, ces espèces de poissons peuvent aussi avoir la peau totalement nue ou constituée d’une cuirasse osseuse parfois recouverte de dents, comme certains poissons-chat par exemple», relève Juan Montoya, chercheur au Département de génétique et évolution de la Faculté des sciences de l’UNIGE. Mais comment a évolué la structure protectrice de la peau chez ces poissons?
Un arbre généalogique qui remonte à 420 millions d’années
Les chercheurs ont utilisé un arbre évolutif des poissons qui recense 11’600 espèces. «Afin de reconstituer les caractères ancestraux des espèces, nous avons travaillé en parallèle avec un second arbre de 304 espèces, qui établit avec précision les liens de parenté», explique Alexandre Lemopoulos, chercheur au Département de génétique et évolution de la Faculté des sciences de l’UNIGE. Ils se sont posés deux questions: Quel type de protection les poissons ont-ils sur leur peau? Et vivent-ils en pleine eau ou dans les fonds marins?
A l’aide de modèles mathématiques, ils ont reconstruit l’état ancestral le plus probable et au fur et à mesure qu’ils remontaient dans l’arbre généalogique, ils ont reconstitué les transitions entre les trois types de peau et observé si ceux-ci avaient conditionné leur habitat. «Nous avons pu remonter jusqu’à l'ancêtre commun des poissons à nageoires rayonnées, il y a plus de 420 millions d’années, qui lui, avait des écailles», s’enthousiasme Juan Montoya.
Seuls les poissons nus peuvent développer des cuirasses
En analysant les étapes de transition, les chercheurs genevois ont trouvé plusieurs lignées de poissons qui ont perdu leurs écailles, mais à différents endroits de l’arbre. «Il n’y a donc pas de coïncidence temporelle à cette évolution», souligne Alexandre Lemopoulos. De plus, lorsqu’une lignée de poissons a perdu ses écailles, elle ne peut pas les retrouver. «Par contre, certains de ces poissons nus ont développé par la suite des plaques osseuses recouvrant en partie ou la totalité leur corps, formant une cuirasse solide, relève Juan Montoya. Il convient à présent de découvrir le mécanisme génétique sous-jacent, qui probablement ne permet plus un retour en arrière, au stade écailles, mais rend possible la constitution d’un squelette externe de compensation». Ainsi, seuls les poissons nus ont pu constituer cette cuirasse. «Il ne semble pas possible de passer directement d’une peau à écailles à une peau cuirassée, ni d’avoir un mélange de ces deux structures», appuie-t-il.
La peau conditionne le lieu d’habitation
Les chercheurs ont également observé que le changement d’état de la peau conditionnait le lieu d’habitation. «Plusieurs espèces de poissons qui ont perdu leurs écailles ont quitté les eaux pleines dans lesquelles ils vivaient pour les fonds marins, trouvant certainement un avantage à évoluer dans ce nouveau milieu», explique Alexandre Lemopoulos. Il s’agit d’une préadaptation: les poissons perdent leurs écailles, changent d’environnement et y trouvent des avantages. Comme cette séquence s’est répétée indépendamment dans plusieurs groupes de poissons, les chercheurs en déduisent qu’une peau sans écailles présente un vrai avantage pour vivre sur le fond. «Précisons qu’une fois qu’une lignée de poissons s’établit dans les fonds marins, elle ne remonte plus en pleine eau, même si elle développe par la suite une cuirasse osseuse», poursuit-il.
Deux hypothèses semblent expliquer ce «déménagement»: la respiration et la défense immunitaire. «Les poissons respirent par leurs branchies, mais aussi par leur peau. Une peau nue permet l’amélioration des échanges gazeux dans une eau peu oxygénée en accroissant la surface respiratoire», suggère Alexandre Lemopoulos. De plus, de récentes études ont démontré que la défense immunitaire contre les virus et les bactéries, très présents dans les fonds marins, était plus efficace lorsque la peau n’avait pas d’écailles.
C’est donc grâce à l’évolution des structures protectrices de la peau que plusieurs familles de poissons ont migré dans les fonds marins et ouvert de nouvelles niches écologiques, colonisant toujours plus d’environnements différents, que cela soit en eau douce ou salée. «Ceci a contribué à l’établissement de cette énorme diversité, qui fait des poissons à nageoires rayonnées le plus grand groupe de vertébrés de la planète», conclut Juan Montoya.