La théorie quantique a besoin de nombres complexes
La physique croyait pouvoir se passer des nombres complexes, qui combinent nombres réels et imaginaires. Une équipe internationale de chercheurs/euses prouve qu’ils sont au contraire indispensables en physique quantique.
Image d'illustration (Pixabay)
Si les postulats quantiques étaient formulés uniquement en nombres réels et non complexes, certaines prédictions concernant les réseaux quantiques ne pourraient pas être formulées correctement. Une équipe internationale, dont des chercheurs de l’Université de Genève (UNIGE), du SIT, de l’IQOQI et de l’ICFO, montre ainsi que la théorie quantique a besoin des nombres complexes. Leurs travaux, à découvrir dans la revue Nature, ouvrent la voie à une meilleure compréhension de la théorie quantique et à de potentiels développements dans le domaine de l’internet quantique.
Pour décrire la nature, les physiciens élaborent des théories. Un exemple : pour éviter de se perdre lors d’une randonnée en montagne, nous étudions généralement une carte. C’est une représentation de la montagne, avec ses maisons, ses rivières, ses routes, qui permet de trouver assez facilement son chemin jusqu’au sommet. Mais la carte n’est pas la montagne, elle est la théorie que nous utilisons pour la représenter. Les théories physiques sont exprimées en termes d’objets mathématiques, tels que des équations, des intégrales ou des dérivées. Introduite au début du 20e siècle pour représenter le monde microscopique, l’avènement de la théorie quantique a modifié la donne. Parmi les nombreux changements radicaux qu’elle a apportés, elle a été la première théorie formulée en termes de nombres complexes.
Inventés par les mathématiciens il y a des siècles, les nombres complexes sont composés d’une partie réelle et d’une partie imaginaire. Malgré leur rôle fondamental en mathématiques, on ne s’attendait pas à ce qu’ils jouent un rôle similaire en physique. La mécanique de Newton ou l’électromagnétisme de Maxwell s’appuient sur des nombres réels pour décrire, par exemple, la façon dont les objets se déplacent ou dont les champs électromagnétiques se propagent. Les physicien-nes pouvaient parfois recourir à des nombres complexes pour simplifier certains calculs, mais leurs axiomes ne faisaient appel qu’à des nombres réels. La théorie quantique, dont les postulats de base sont formulés en termes de nombres complexes, a radicalement remis en cause cet état de fait.
Schrödinger lui-même n’y croyait pas
Bien que très utile pour prédire les résultats des expériences et capable, par exemple, d’expliquer parfaitement les niveaux d’énergie de l’atome d’hydrogène, la théorie quantique se heurte à notre intuition qui privilégie les nombres réels. Schrödinger fut le premier à introduire les nombres complexes dans la théorie quantique par le biais de sa célèbre équation. Il ne pouvait pourtant pas concevoir que les nombres complexes puissent être réellement nécessaires: «ψ est sûrement fondamentalement une fonction réelle», écrit-il en 1926. Ernst Carl Gerlach Stueckelberg, professeur à l’UNIGE, montre en 1960 que les prédictions de la théorie quantique pour les expériences impliquant une seule particule pouvaient également être formulées en utilisant exclusivement des nombres réels.
Il y avait depuis lors consensus: les nombres complexes dans la théorie quantique n’étaient qu’un outil pratique. Mais l’équipe de chercheurs/euses emmenée par Miguel Navascués, professeur à l’Institut d’optique quantique et d’information quantique (IQOQI) de Vienne, à laquelle participe Nicolas Gisin, professeur honoraire de la Faculté des sciences de l’UNIGE et professeur au Schaffhausen Institute of Technology (SIT), a prouvé le contraire grâce à une proposition expérimentale concrète impliquant trois parties connectées par deux sources de particules où la prédiction de la théorie quantique complexe standard ne peut pas être exprimée par son pendant réel.
Deux sources pour trois noeuds de mesure
Pour leur expérience, ils ont imaginé un scénario spécifique impliquant deux sources indépendantes (S et R), placées entre trois nœuds de mesure (A, B et C) dans un réseau quantique élémentaire. La source S émet deux particules intriquées, des photons, l’un vers A, et le second vers B. La source R fait exactement la même chose, émet deux autres photons intriqués et les envoie à B et à C, respectivement. Le point clé de cette étude était de trouver la manière appropriée de mesurer ces quatre photons dans les nœuds A, B, C afin d’obtenir des prédictions qui ne peuvent être expliquées lorsque la théorie quantique se limite aux nombres réels.
Marc-Olivier Renou, chercheur à l’ICFO de Barcelone et co-auteur de l’étude, commente: «Lorsque nous avons découvert ce résultat, le défi consistait à réaliser l’expérience envisagée grâce aux technologies les plus récentes. Nous avons adapté notre protocole pour le mettre en œuvre avec les équipements de pointe de nos collègues de Shenzen, en Chine. Et, comme prévu, les résultats expérimentaux correspondent aux prédictions!». Une difficulté a été de garantir l’indépendance des deux sources S et R.
Ces travaux peuvent être considérés comme une généralisation du théorème de Bell, qui fournit une expérience quantique qui ne peut être expliquée par aucun formalisme basé uniquement sur des quantités locales (se propageant continûment de proche en proche). Ils révèlent les prédictions qu’on obtient en combinant le concept de réseau quantique avec les idées de Bell. Les outils développés dans le cadre de cette recherche ouvrent la voie à une meilleure compréhension de la théorie quantique et pourraient permettre le développement d’applications jusqu’ici inenvisageables pour l’internet quantique.
15 déc. 2021