Comment les opioïdes s’invitent dans nos cellules
Une équipe de l’UNIGE révèle que les opioïdes médicamenteux pénètrent à l’intérieur de nos cellules, contrairement aux opioïdes naturels. Cela explique leur grande efficacité comme leurs effets secondaires.
Activation de récepteurs aux opioïdes à l’intérieur d’une cellule. © UNIGE - Miriam Stoeber
Le corps humain produit naturellement des substances proches des opioïdes - les endorphines, par exemple - qui bloquent la perception de la douleur et augmentent la sensation de bien-être. Les opioïdes médicamenteux, comme la morphine ou le fentanyl, sont eux couramment utilisés pour soulager la douleur. Ils sont cependant associés à un risque élevé de dépendance et d’addiction, et leur usage abusif est à l’origine de plus de 350’000 décès par an dans le monde. Une équipe de l’Université de Genève (UNIGE) a comparé l’action des opioïdes naturels et médicamenteux. Ces derniers pénètrent à l’intérieur des cellules et y activent des récepteurs intracellulaires, alors que les opioïdes naturels, incapables d’entrer dans les cellules, n’activent que les récepteurs de surface. La localisation des récepteurs activés expliquerait pourquoi ces médicaments déclenchent des réponses physiologiques différentes de celles induites par les opioïdes naturels. Ces résultats, à lire dans Science Advances, pourraient contribuer à développer des médicaments plus sûrs et plus efficaces imitant mieux les opioïdes naturels.
Les opioïdes constituent un grand groupe de médicaments antidouleur très puissants mais aux effets secondaires potentiellement mortels. La réponse de l’organisme humain à ces médicaments est gouvernée par l’activation des récepteurs aux opioïdes qui appartiennent à la grande famille des récepteurs RCPG. Ces récepteurs, présents dans toutes nos cellules, régissent de nombreuses fonctions physiologiques, dont la vision, l’odorat, ou encore certaines fonctions cérébrales. Les opioïdes les activent dans les neurones et induisent ainsi des signaux qui bloquent la sensation de douleur.
Mais pourquoi les effets des différents opioïdes varient-ils? Et pourquoi provoquent-ils des effets secondaires aussi graves? «Nous avions déjà découvert que certains opioïdes n’interagissent pas seulement avec les récepteurs présents à la surface des cellules, mais qu’ils ont également la capacité de pénétrer à l’intérieur pour activer les récepteurs intracellulaires», résume Miriam Stoeber, professeure assistante au Département de physiologie cellulaire et métabolisme de la Faculté de médecine de l’UNIGE, qui a dirigé cette recherche. «Cela a-t-il une implication sur la manière dont le corps réagit aux opioïdes naturels et thérapeutiques? C’est ce que nous avons voulu savoir. De plus, comme un tiers des médicaments existants ciblent les RCPG, la compréhension du rôle exact des récepteurs intracellulaires pourrait avoir des implications thérapeutiques très larges.»
La localisation est essentielle pour définir une réponse
Grâce aux nouveaux outils moléculaires qu’ils/elles ont mis au point, les scientifiques ont étudié le fonctionnement des récepteurs aux opioïdes avec une résolution spatiale beaucoup plus fine. «Au lieu d’observer les changements qui se produisent à l’échelle de la cellule entière, nous avons pu détailler ce qui se passe à différents endroits à l’intérieur des cellules», expliquent Arthur Radoux et Lucie Oberhauser, chercheur et chercheuse dans le laboratoire de Miriam Stoeber et co-premiers auteurs de l’étude.
«Pour ce faire, nous avons développé des biocapteurs qui nous ont permis de détecter, dans des cellules vivantes, si les récepteurs présents en différents endroits de la cellule étaient activés et capables d’initier une réponse». En combinant ces nouveaux outils avec des analyses d’expression génétique et de régulation des protéines, les scientifiques ont pu démontrer que le lieu d’activation des RCPG modifie la réponse déclenchée par les opioïdes et, par conséquent, les signaux impliqués dans le soulagement de la douleur.
Le rôle clé des lipides membranaires
L’équipe, en collaboration avec Prof Francesco Gervasio et Dr Simone Aureli de la Section des sciences pharmaceutiques de la Faculté des sciences de l’UNIGE, a ensuite voulu décrypter les mécanismes à l’origine de ces différentes réponses. «Nous avons particulièrement étudié les lipides membranaires, car de récentes découvertes ont montré qu’ils peuvent interagir avec certaines protéines de signalisation et modifier les réponses que les récepteurs déclenchent», précise Miriam Stoeber. En effet, les types de lipides qui se trouvent autour des RCPG influencent les réponses qu’ils transmettent. C’est pourquoi des modifications de l’environnement lipidique où sont activés les récepteurs pourraient également expliquer les variations des effets des opioïdes. «Nous espérons maintenant découvrir si une altération des lipides membranaires, typique de certaines maladies métaboliques comme le diabète, peut influencer l’efficacité et les effets indésirables des médicaments qui activent les RCPG», ajoute Miriam Stoeber.
Le fait que la localisation des récepteurs modifie les réponses cellulaires expliquerait ainsi les différences d’efficacité et d’effets secondaires déclenchés par les opioïdes naturels et thérapeutiques. «Pour confirmer cette hypothèse, nous prévoyons des expériences in vivo, dans le but ultime de développer des traitements mieux ciblés, plus efficaces et avec moins d’effets secondaires», conclut la chercheuse.