Le don de Virginie

 

Victor Chamot

 

Le sol est froid. Les murs bien droits. Au centre, moi. La flic pleine de dédain me jeta là. Me voilà plantée ci-bas. Pourtant, je perdure, sans effroi… Je n’avais pas le choix !

Je ne regrette rien, on ne traite pas un homme comme un chien, pas face à moi. Je m’allonge, sur le dos, le bitume frigorifié atténue mon rythme cardiaque…

 

Il faut te relever…

 

Je gèle. Mon sang froid n’a d’égal, mon sang-froid, sans froid… Pas le moment pour l’homophonie… Je me redresse, je vois la cellule d’en face. Une femme à peine plus âgée. Accroupie contre le mur elle semble se perdre dans le vide de sa pensée. Son maquillage est défait. De longs fils charbonneux le long de ses pommettes trahissaient son émoi ­—maintenant passé. Je veux l’interpeller, moi qui aime tant manifester mes songes.

– Toi aussi tu passes une bonne soirée ?

Elle fait mine de ne pas m’avoir entendue, je veux connaître la raison de sa venue. Elle tient difficilement sur ses pieds. Sa figure chancelante, son visage effaré, son allure erratique. Je me demande si je lui ressemble. Je veux savoir.

– Tu vas bien ? Dis-moi ce que tu fais ici ? On n’a rien d’autre à faire que de se parler.

– Boucle-la, gamine, réplique la jeune femme, je ne veux pas plus de problèmes. Si tu l’ouvres autant je vais devenir folle. Apprends à rester à ta place.

Elle se déplace vers le fond de la cellule, celui qui m’est opposé. Elle enlève ses chaussures et s’étend sur le bitume frigorifié.

 

Il faut te relever…

 

J’observe sa silhouette assombrie, comme prise dans une brume ténébreuse. Les néons se mettent à clignoter, au départ lentement avec un rythme saccadé, puis à une fréquence croissante. Ils ont sauté, les néons, il fait complétement nuit dans ce corridor. J’entends le braillement d’un agent en garde. Il s’approche de nos cellules, il vérifie notre présence.

– On a un problème de courant, je suis le seul de garde ce soir, restez là bien sagement, vous serez libérées de toute façon, si vous ne posez pas de problèmes.

Je l’entends s’éloigner. Un agent seul, qui nous laisse sans surveillance, et le poste ne dispose pas d’un générateur de secours. Rien n’a de sens dans ce patelin complétement perdu. D’ailleurs qu’est-ce que je fais ici ? Quelque chose m’observe, j’entends un léger hâle au fond de ma cellule, je sens mieux l’humidité sans ma vision. Quelque chose rampe dans ma direction. Je me recroqueville dans un coin proche des barreaux. Mon souffle se coupe. J’entends le râle s’intensifier ; cette chose, elle va s’exprimer.

– Tu es encore là, petite ? demande la femme dans la cellule opposée.

– Oui.

– Tu as peur ?

– Non.

La chose est partie, j’hallucine, il doit être 3 heures du matin. Je fatigue, je perds la raison. J’ai peur. Cette femme, qui est-elle ?

– Comment vous appelez-vous ?

– Cassandre, elle répond.

– Pourquoi êtes-vous ici ?

– J’ai tenté d’assassiner mon mari, et toi jeune fille ?

– J’ai insulté un agent.

Le silence revient, j’entends la respiration de la femme. Je n’ose pas étendre mes jambes de peur qu’elles ne rentrent en contact avec la bête en profondeur de mon cachot. Pourquoi voudrait-elle tuer son mari ? Cette question me semble pertinente.

– Qu’a-t-il fait ? Votre mari.

– Rien de bien important dans le fond, jeune femme. Il arrive que les gens nous déçoivent, il arrive aussi qu’on ne fasse rien pour les en empêcher. Aujourd’hui je le voulais bien. Le tuer, je veux dire.

– Vous avez tenté de tuer un homme pour rien de bien important ?

– Oui ma chère, ce sont des choses qui arrivent. 

Il fait trop froid, je vais m’assoupir. L’atmosphère, elle tente de me faire taire. Je ne dois pas me soumettre, même face à un agent, même face à la mort. Mes jambes sont inertes, quelque chose dessus. La femme, elle voulait me distraire, elle désirait voir cette chose sur mes jambes.

– Et l’agent, pourquoi tu n’as pas voulu le tuer ? énonça-t-elle d’une voix pleine de coffre.

– Pour quelle raison j’aurais voulu le tuer ?

– Je ne fais que demander, tu n’as pas l’air bien dangereuse, pourquoi te battrais-tu ? Ce flic il t’a traînée ici, non ? Qu’as-tu fait jeune fille ?

 

Il faut te relever…

 

Ce que j’avais fait ? Rien de bien important. J’étais née, et j’avais vécu. Peu après la conscience naquit, alors je compris que je n’étais pas la meilleure, ni la pire. Mes faibles membres portaient bien tôt les attentes du monde, alors je me mis à soliloquer, car cette peine était mienne et mienne seule. Ma langue se développait avec mon esprit, mon discours s’amplifiait de ma raison. Une nouvelle connaissance faisait grandir mon monde et restreignait le possible, ce qui avait la chance d’exister était rompu par des fils bien tissés. Que j’eusse dû être dans une grande détresse pour accepter ce monde. Mais tout ce qui est bien conçu s’énonce clairement ! Il fallait alors détruire cette clarté des phrases, afin de ne plus concevoir, dans l’espoir de récupérer ce que j’avais perdu par envie de trop connaitre, ma naïveté béate, qui permet aux ignorants d’avancer heureux, qui leur permet d’envisager leur existence comme intègre et d’omettre l’insignifiance de leur masse croulante. Les fils qui chauffent trop se rompent, à moi de les détruire. Tout ce qui apportera brasier à mon âme sera mon arme. Je me suis fait renvoyer dix fois en tout, aujourd’hui la dernière de toute. On m’interpelle devant le magasin…

– Que faites-vous ?!

L’étrange femme se trouvait alors sur ses jambes. Recroquevillée, elle fixait l’innocente prisonnière droit dans les yeux.

– Répond Virginie, ta mort ou la leur ?

Elle ricanait.

Mon sang gèle, mes jambes ne peuvent plus bouger. Cette fin, je la voulais ? Dévorée par un esprit malfaisant, quoi de plus original ? Sa main m’étouffe, sa respiration me brule le visage. Quelle chaleur se logerait dans un tel être ? Sa question, il faut lui répondre.  

 

Il faut te relever…

 

Je suis planté devant ce magasin, cet agent m’insulte. Le vendeur aussi, je n’ai pas de fierté à défendre en ce monde, le voilà mon don ! La liberté de ne rien transparaitre. Le mendiant à froid, il était déjà deux mois auparavant, je me rappelle. Il n’a pas bougé, ses gants se détériorent, il ne dit rien.

– Quand te décideras-tu jeune fille ?

Sa voix parait douce maintenant. Mon rythme cardiaque s’apaise. L’hypothermie s’accentue, je sens mon sang se figer.

– J’ai décidé, répondit la jeune fille, d’une voix douce et chancelante.

Elle court à l’extérieur, les hivers sont lourds ici, la neige est dense. Les pieds froids. Elle ne connaissait rien de chaud de toute manière. Les arbres sont maigres et long, leurs allures hébétées renforcent le sentiment que leur disposition n’est que le fruit d’un hasard erratique. Son départ est motivé par la révolte, pas celle de la plus haute oppression, celle de l’instinct qui lui indiqua que sa place n’était pas là. Son destin bridé, sa volonté rouée, ses espoirs enchaînés. Personne ne s’opposera plus jamais à sa volonté, jamais plus personne ne lui rabâchera sur sa soi-disant incompétence. Accepter ces remarques, c’est accepter la prolifération des mauvaises âmes. Dorénavant, elle vivra comme elle l’entend. Elle tombe dans le fossé. Yeux vers le ciel elle se demande qui eut l’audace de créer un monde si gris. Une silhouette approche, pas celle de ses bourreaux. Elle lui tend la main d’un geste affable. Il existe des silhouettes que la jeune fille prenait pour archétypes. De maigres entités, presque insignifiantes parmi les bucherons. Leur faiblesse contrastait avec leur grandeur d’esprit. Voilà à quoi tenait son existence : à l’espoir que l’espèce des biens intentionnés perdure dans son monde. Dans sa cellule gelée la jeune fille priait pour entendre à nouveau ces mots :

– Il faut te relever, je suis là.

Cette présence eût été la seule qui me réconforta. Était-ce mon frère ? Un ami ? Un cousin ? Un inconnu ? Je ne le savais pas, j’acceptais seulement le fait que si une personne était venue me chercher alors j’étais redevable au monde.

Mon souffle produit une buée épaisse, presque crémeuse. Je l’observe s’amonceler dans l’air. L’agent m’insulte, il me dit que je suis une moins que rien, le vendeur me regarde avec un air grave presque coupable de m’avoir dénoncé, tout de même satisfait d’avoir réussi à défendre son bien, si insignifiant dans le fond… Le sans domicile observe la scène, il remarque mon flegme. Il sent l’absurde de cette situation, il voit que je suis perdue « On ne parle pas de cette façon à une jeune fille, monsieur l’agent ! ». Il a touché l’honneur du policier, ce dernier vivait pour et par l’autorité, alors qu’un homme à terre ose remettre en question le propre de son rôle ? Ce pouvoir qu’il avait difficilement gagné et qu’il s’efforçait de fortifier chaque jour à travers un regard désabusé et présomptueux sur le troupeau. C’est cette seule remarque qui mit l’homme hors de lui. Le flot d’insultes fut redirigé vers l’errant. Mais ce qu’ignorait l’homme était le pacte que la voleuse avait signé avec le monde, celui qui l’obligeait de rendre ce qu’on lui donnait, d’écouter sa volonté, sa clairvoyance afin de rendre justice. Alors, l’agent fut insulté à son tour, bousculé…

Ma poitrine se libère, mon cœur se remet à battre. Le courant est revenu. J’entends les pas du garde…

– Mon dieu ! mais qu’est-ce que tu as ?!

L’homme ouvre la cellule et tient, un genou au sol, la tête de la jeune fille qui se met à sourire.

– La femme, où est-elle ? demanda-t-elle.

Suivant le regard de la femme, l’homme n’aperçut finalement qu’une cellule vide. Il semblerait que de tout temps cette cellule eût été pleine, mais toujours l’homme refusa que sa vision, sa raison, le trahissent si aisément. Autrement il n’aurait été rien d’autre qu’un fou.

– De quelle femme parles-tu ? Il n’y a pas de femme.

Je souris, j’ai réalisé mon avantage. Je vis avec flegme, car la déraison de mes actes, leur insignifiance, les reproches, les contraintes, me poussent au cynisme. Alors, j’erre, je choisi de vivre pour ces êtres-là. Cet acte ne me dépersonnalisera plus. Le propre de mon existence est de rendre, et ces barreaux, et ce sol glacial, si avilissants soient-ils, sont devenus la preuve de mon incommensurable révolte. 

– Il faut te relever, jeune fille.

– Je sais.

D'après une trace

Faire littérature à partir de l’archive, écrire dans les marges du réel et (ré)inventer son propre passé : tel était l’enjeu de cet exercice inspiré par les textes de Roland Barthes, Patrick Modiano ou encore Georges Perec.