Le présent de Mr. Arnisto

 

Titouan Magdinier

 

Toute la journée on me rabâche une réalité que je ne connais plus. Sans cesse, la télé passe des émissions qui parlent d’une météo changeante - ironie car elle ne l’est jamais autant que lorsque c’est moi qui la regarde - d’actualités qui ne sont actuelles que lorsque je les vois, avant de devenir promptement des archives oubliées. Archive ? C’est drôle que je pense à ce mot : reste-il une archive du passé dans mon cerveau ? Sais-je même ce qu’est une archive ? Ma seule archive est aussi ma seule garantie pour le futur : je n’ai de connaissance constante et stable que mon corps. Même si mes besoins et mes fonctions biologiques ne me trahissent pas, j’explore mon corps. Je grimace, tire la langue et étire la peau de mon visage devant le miroir, comme si derrière une fossette se cachait un monde inexploré dans lequel je pourrais m’engouffrer, afin d’apprendre quelque chose que je ne connais pas de moi, c’est à dire tout. Juste pour le plaisir de l’apprendre, de le désapprendre et de l’apprendre à nouveau.

Je prends les choses moins pesamment depuis que le présent est la seule réalité à laquelle je puisse m’accrocher, enfin je conjecture…peut-être qu’avant d’oublier, les choses ne m’étaient pas moins légères. Dois-je me soucier de l’état du monde ? Ce serait vaine entreprise que de le faire, je n’aurais même pas le temps de compatir que j’aurais l’impression, d’abord, de feindre la compassion avant d’être submergé d’une indifférence des plus absolues. Alors je suppose que devant mon poste de télévision je suis ému devant les affres du monde exposées, et je me dis qu’il est stérile pour moi de m’y investir émotionnellement plus qu’il n’en faut.

Quand soudain une jeune dame frappe à ma porte, elle semble m’avoir en affection, son regard est tendre, mais moi je ne remets pas son visage. Néanmoins, je lui adresse un mot qui parait à la fois la peiner et lui faire plaisir. J’aime jouer sur l’ambiguïté.

— Vous êtes ravissante aujourd’hui, comme toujours d’ailleurs, dis-je d’une voix douce et placide.

Elle sourit, un éclat dans ses yeux pétillants, avant de me répondre :

— Vous ne perdez jamais votre humour, monsieur Arnisto.

— Arnisto aujourd’hui, Almondo demain ahahah, comme dirait…euh… je marque un temps d’arrêt, embarrassé, je ne connais personne qui dirait cela. Comme dirait Arnisto lui-même, après tout il n’y a pas de raison que ce soit quelqu’un d’autre, si vous le dites !

J’ignore si cette jeune femme vêtue d’un blanc immaculé m’a déjà vu, mais j’ai appris à faire « comme si », je ne sais pas vraiment pourquoi non plus, en tout cas cela m’évite d’être impliqué dans de grandes discussions sérieuses.

— Vous avez l’autorisation de sortir prendre l’air, monsieur Arnisto, reprend-elle gracieusement. Allez respirer un bon coup et n’oubliez pas de rentrer pour l’heure du souper !

Elle ressort avec mon linge sale tandis que je lui emboîte le pas. J’arrive alors dans la grande cour, il n’est même pas 15h et le soleil commence déjà à décliner. Je rumine, À quelle heure est-ce le souper, d’abord ? Baah ils te trouveront bien, me dis-je, ils doivent sûrement être habitués. Un homme habillé de la même manière que moi lit sur un banc un bouquin dont je parviens laborieusement à déchiffrer l’intitulé : « Vivre l’instant présent ». J’esquisse un sourire narquois : celui qui l’a écrit ne connaitra jamais aussi bien que moi ce fameux présent. Je n’expérimente que lui, et je peux dire que j’aimerais parfois ne pas omettre ce qui l’entoure, ce qui gravite et reste aux portes de ma conscience. Demain ne m’intéresse pas, mais demain m’intrigue, hier ne m’intéresse pas mais hier m’intrigue également. À quoi bon y penser, je ne m’en souviendrai pas demain, et je serais un autre homme sûrement.

Fuir, disparaître, « devenir un zéro tout rond »

Cet exercice s’inspire du thème choisi par le Festival Histoire & Cité 2022 : Invisibles. Il s’agit d’en explorer différents aspects, en se laissant guider par les mots de certain-es écrivain-es (Olivia Rosenthal, Pierre Pachet, Robert Walser). Disparition volontaire ou subie, active ou passive, physique ou verbale, politique, sociale et / ou intime : les pistes sont nombreuses.

Le présent de M. Arnisto
Titouan Magdinier

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