Parfaire l’imperfectible

 

Lorie Raimondi

 

Madeleine regardait la mer. Elle somnolait, bercée par le ballotement des flots. Sa mère se trouvait à l’avant du bateau et discutait avec son petit frère. Laissant aller son regard tantôt vers le ciel, tantôt vers l’onde, la jeune fille remarqua la présence d’une étrange lueur au fond de l’eau et se hasarda à pencher sa tête par-dessus la barrière du pont pour en identifier la source. Le regard rivé sur ce halo, elle ne put s’empêcher d’avancer son buste pour tenter de s’en approcher. Alors qu’il lui semblait qu’elle l’atteignait presque, le bateau se mit à tanguer si violemment qu’elle bascula par-dessus la barrière et se retrouva dans la mer. Après avoir tentée de retrouver la surface, elle se sentit emportée par une force inconnue vers les profondeurs et perdit connaissance.

 

...

 

Le corps endolori, Madeleine cligna des paupières et attendit nerveusement que sa vue redevienne claire. Sans qu’elle puisse savoir le temps qui s’était écoulé entre sa chute et son réveil, elle examina la chambre dans laquelle elle s’était réveillée. Elle remarqua d’abord que les fenêtres avaient été volontairement condamnées. Passée cette première déception, elle jeta un regard rapide autour d’elle et fut très étonnée de la décoration qui lui rappela les mondes marins de ses livres d’enfance. La jeune fille s’en égaya, mais s’étonna d’une telle initiative dans un établissement qu’elle prit d’abord pour un hôpital. Un homme, qui n’était pas vêtu de la blouse blanche habituelle des médecins, entra tout à coup. Il lui sourit et d’un ton affable s’enquit de son état :

– Je suis heureux de vous voir réveillée. Je constate que le changement de milieu n’a pas été trop brutal pour votre organisme. Vous allez encore avoir besoin de repos, mais à vous voir, je puis vous assurer que vous ne souffrirez pas.

– Allons docteur, rit Madeleine sans comprendre, je n’ai fait que chuter dans l’eau ! Où est maman ? Elle a dû s’inquiéter, pour m’avoir amenée dans un hôpital.

– Un hôpital ? s’étonna l’homme. Je crains que vous ne compreniez pas.

– Ah ! Alors je me trouve dans un hôtel. Quelle drôle d’idée elle a eue…

– Votre mère ne se trouve pas ici. Il va vous falloir du temps pour vous adapter. Je vais vous faire visiter la ville et vous expliquerai tout ce qui vous est nécessaire de comprendre.

N’ayant d’autres choix que celui de consentir à la proposition de l’inconnu, Madeleine sortit du lit et se mit en marche. En apparence, rien chez cet homme ni dans ce bâtiment ne devait l’étonner, hormis la décoration si particulière. Mais lorsqu’ils arrivèrent à l’extérieur, elle resta abasourdie face à la cité qui s’élevait devant-elle. Situé sous un dôme qui semblait sculpté dans un verre épais, l’espace se composait d’étranges gratte-ciels dont l’apparence rappelait celle des récifs de corail. L’architecture se caractérisait en effet par son irrégularité presque organique et sa diversité chromatique : on voyait des façades d’immeubles formées de grands pans alvéolaires reliés par des ponts qui, par leurs aspects et par leurs couleurs, rappelaient des algues :

– Est-ce l’Atlantide ? demanda Madeleine.

– Je ne comprends pas de quoi vous voulez parler.

– Mais, cette cité perdue sous l’eau. Et cette étrange lueur… vous semblez pourtant bien humain. Comment puis-je respirer, alors ?

Les questions se précipitaient dans l’esprit de la jeune fille. La tête lui tourna et elle se sentit vaciller. L’homme la retint par le bras.

– N’ayez pas peur, mademoiselle, votre présence fait partie d’une expérience que nous menons depuis de nombreuses années. La situation est parfaitement sous contrôle et vous êtes en sécurité. Nous souhaitons ardemment entrer en contact avec votre monde.

Bien que très étonnée par la situation dans laquelle elle se trouvait, l’esprit de Madeleine s’était suffisamment concentré sur les paroles de l’homme afin de poursuivre la conversation :

– Alors vous connaissez notre existence, mais nous ignorons la vôtre ! s’exclama-t-elle. Mais pourquoi avoir attendu si longtemps avant de vous manifester ?

– Votre intelligence est trop primitive. Après vous avoir observés et étudiés avec attention, nous craignons à présent vos ingérences. Former une foule reste un danger, c’est pour cela que nous faisons venir une poignée d’individus pour mieux comprendre votre fonctionnement en collectivité. Nous avons établi une très vaste typologie comportementale qui, nous l’espérons, nous permettra de prévoir et d’appréhender chacune de nos futures interactions.

– Il vous faudra bien du monde si vous souhaitez comprendre toutes nos particularités, glissa dédaigneusement la jeune fille.

– Vous n’êtes pas la première.

– Alors, pourquoi moi ?

– Vous plutôt qu’un autre, cela nous importe peu. Grâce à un ingénieux raisonnement inductif, nous procédons à un échantillonnage suffisamment grand pour parvenir à cerner vos mécanismes sociaux. Plus les spécimens sont nombreux, plus les résultats seront précis. 

J’en suis flattée, pensa Madeleine. Elle l’interrompit toutefois :

– Et que comptez-vous faire de moi ?

– Pour l’instant, vous faire visiter cette ville et vous expliquer son fonctionnement. Vous pourrez ensuite retourner vous reposer. Et surtout, ne vous inquiétez pas, vous n’aurez rien à faire. Ce qui nous intéresse le plus, ce sont vos réactions. C’est en se confrontant à l’autre qu’on se comprend soi-même, n’est-ce pas l’idée d’un penseur de votre monde ? Montaigne, si je ne m’abuse. Vous savez, nous admirons certains de vos auteurs. La façon dont vous conceptualisez votre réalité nous passionne depuis longtemps. 

L’homme sourit à la jeune fille avant de reprendre :

– Oh, mais je ne me suis pas présenté à vous. Sentez-vous libre de m’appeler par mon prénom, Suiram. Je connais déjà le vôtre. À présent, je vais vous conduire dans un bâtiment administratif. Il n’y a rien de plus représentatif d’un État que sa bureaucratie ! Avant cela, il vous faut également connaître certaines choses sur nous. Notre société fonctionne de la manière suivante : avant chaque naissance, notre technologie nous permet d’assigner à ce nouvel individu ce que nous appelons son « chemin de vie ». Voyez-vous, nous sommes capables de savoir quels parents, quel environnement, quelles activités professionnelles conviendront le mieux à l’être en devenir, selon ses aptitudes futures. Ainsi, sans erreurs, tout le monde contribue de la meilleure des façons au bien commun.

– Et si cela ne lui plaît pas ?

– C’est impossible, nos logiciels sont élaborés pour éviter ce genre de dysfonctionnement.

– Bien… mais si cette personne veut faire autre chose ? Vous comprenez ? Il n’est pas nécessaire d’avoir du déplaisir pour souhaiter un changement.

– C’est impossible, nos logiciels sont élaborés pour éviter ce genre de dysfonctionnement.

– Allons, l’erreur n’est pas un dysfonctionnement ! Ne connaissez-vous pas l’aphorisme qui veut que l’erreur soit humaine ? Vous qui aimez tant notre philosophie… souffla avec cynisme la jeune fille.

– C’est bien l’une des raisons pour lesquelles votre société est primitive.

Madeleine se sentit blessée, mais préféra rester silencieuse. Suiram la conduisit dans un de ces curieux gratte-ciels, tout en continuant ses explications :

– Vous vous trouvez ici dans un de nos bâtiments administratifs réservés aux services financiers. Prêtez attention au sol, chaque employé doit suivre une ligne directrice d’une certaine couleur. Les couleurs correspondent au type de tâche à accomplir. Chaque ligne est calculée et tracée de manière à réaliser le chemin le plus court vers la tâche à effectuer. De plus, les tâches, les repas et les pauses sont minutés.

– J’espère que les besoins naturels ne le sont pas. Et si quelqu’un prend du retard ?

– C’est impossible, nos logiciels sont élaborés pour éviter ce genre de dysfonctionnement.

– Je ne comprends pas.

– Nous connaissons les capacités physiques et intellectuelles de chaque individu. De cette manière, les tâches à réaliser sont précisément calculées en fonction de leurs compétences et prennent en compte l’âge, le sexe, la santé et le niveau d’étude de chacun.

 

 

Suiram continuait sa visite tandis que Madeleine suivait du regard les employés affairés à marcher sur les étranges chemins tracés au sol. Même leurs mouvements semblaient calculés afin d’éviter les dépenses énergétiques inutiles. Malgré le monde présent autour d’eux, un silence régnait ; on ne distinguait que le bruit des chaussures et des froissements des vêtements. La jeune fille hasarda une nouvelle question :

– Et si la personne refuse ?

– Je ne comprends pas.

– Imaginons que quelqu’un refuse de faire les tâches qui lui sont assignées ?

– Pourquoi refuserait-elle ? Chacun doit participer au bien commun. L’accomplissement de chaque tâche est nécessaire au respect de l’équilibre ainsi créé.

– Ma remarque va peut-être vous paraître bien naïve, mais il me semble que la liberté n’ait pas trouvé sa place ici.

– Que voulez-vous dire ? Chaque individu grandit dans un environnement qui lui est bénéfique et entouré d’individus capables de pourvoir parfaitement à ses besoins particuliers. Il reçoit des connaissances adéquates à ses capacités et contribue ainsi parfaitement au développement et à l’épanouissement de notre société. Grâce à ce système, nous ne connaissons ni la faim, ni le froid, ni la pauvreté. À quoi lui servirait la liberté ?

– Ah ! Parlons d’épanouissement alors. Comment faites-vous pour être heureux ?

– Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

– Eh bien ! Que faites-vous du bonheur ? s’enflamma-t-elle.

– Je vous réitère ma question. Que signifie cela pour vous ?

Madeleine resta silencieuse un moment. Elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont elle pourrait correctement définir ce concept et ses cours de philosophie se trouvaient trop profondément enfouis dans ses souvenirs. L’homme, la voyant déstabilisée, reprit :

– Il me semble qu’un état de plénitude soit plus bénéfique que votre sentiment de « bonheur ». Il est trop instable, trop multiple et trop difficile à atteindre par tous. Ici, nous ne ressentons pas la crainte d’un avenir incertain. Notre esprit est serein.

– Et comment vous assurez-vous qu’ils continueront d’effectuer leurs tâches s’ils réalisent qu’ils ne sont pas heureux ?

– Et vous ?

– Comment ça, « vous » ?

– Vous m’objectez chaque aspect de notre société en oubliant les dysfonctionnements de la vôtre. Si notre système n’est pas viable, expliquez-moi comment nous améliorer ? Voilà encore un de vos défauts : vous êtes trop théorique. Vous identifiez les problèmes, mais ne cherchez pas à les résoudre.

Arrivés à un étage qui semblait abriter une cantine, ils s’installèrent à une table où une collation fut servie à la jeune fille. Après avoir croqué dans une part de tarte, elle se sentit le courage de répondre :

– À dire vrai… j’aime notre imprédictibilité. Chez nous, un enfant naît dans une famille qui peut ou non lui convenir. Il doit ensuite chercher ce qui lui plaît et doit développer lui-même ses compétences. Certes, le chemin est souvent semé d’embûches et après, il faut se construire une carrière, trouver ou non quelqu’un pour fonder une famille. Et puis… ça recommence. Bien que ce schéma puisse paraître rébarbatif, la vie est remplie de petits moments de bonheur ! Vous comprenez ? dit-elle se sentant de plus en plus maladroite.

– Et votre système est universel ?

– Bien sûr que non, il existe de nombreux régimes politiques. Disons que la meilleure forme est la démocratie et la pire, la dictature.

– Très bien, donc si je vous comprends bien les gens qui vivent sous une dictature sont malheureux, contrairement à ceux qui vivent sous une démocratie.

– Non, ce n’est pas aussi manichéen, bien sûr, mais… disons que ceux qui vivent sous une démocratie ont plus de chance…

– Et pourquoi cela ?

– Mais parce qu’ils sont libres ! s’exclama-t-elle avec emphase.

– Et que faites-vous du déterminisme social ? Admettez-le, votre société est inefficace. Un enfant avec de grandes qualités intellectuelles peut être bloqué par une situation sociale ou économique qui l’empêchera de se développer correctement. Vous passez sans cesse à côté d’individus qui pourraient grandement améliorer votre condition. Alors pourquoi critiquer notre système qui a le mérite d’être égalitaire et fonctionnel, si le vôtre est si chaotique et incertain ?

– Mais parce que la diversité est une richesse !

– Bien… vous considérez que devoir chercher confusément à quoi l’on est utile, peut-être échouer et, à cause de cela, avoir à subir les souffrances de la pauvreté constitue une richesse et un moyen d’atteindre le bonheur. C’est exact ?

– Non ! non ! Vous ne comprenez rien !

– Alors expliquez-moi.

– Je dis que la liberté est un moyen de parvenir plus facilement au bonheur

– Le chemin semble bien incertain chez vous…

– Je n’ai jamais dit que le bonheur était un état nécessaire et encore moins certain.

– Alors pourquoi critiquer notre système qui est plus viable ?

– Mais parce que vous ne semblez pas heureux bon sang !

– Comment pouvez-vous le savoir ? Êtes-vous réellement assurés de l’être plus que nous ?

La jeune fille perdit patience et ne put contrôler sa colère plus longtemps. Elle se leva promptement :

– Je ne veux plus continuer cette conversation !

– Pourtant, nous n’avons pas terminé.

– Je ne veux plus vous répondre.

– Parce que vous n’avez plus rien à dire ?

– Non, ce n’est pas du tout ça !

– Alors expliquez-moi comment fonctionne votre société du bonheur.

 

 

Consciente de son ignorance et ne pouvant plus tenir tête à cet homme, elle sentit ses nerfs lâcher. Elle ne savait pas comment sortir de cette situation, avait peur et se demandait si elle rentrerait un jour chez elle. Alors que des larmes commencèrent à lui monter aux yeux et que des sanglots lui serrèrent de plus en plus la gorge, Madeleine se réveilla en sursaut. Sa mère, alors à ses côtés, s’étonna de son soubresaut et l’interrogea :

– Un cauchemar ?

– Oh oui et un terrible ! Je rêvais que je passais un examen de philosophie.

– Eh bien, tu l’as réussi ?

– Pas du tout, je ne me suis jamais sentie aussi stupide de ma vie. Je vais sûrement devoir me remettre à lire.

Sa mère ne répondit pas, mais ricana doucement en enlaçant sa fille. Cette dernière dit timidement :

– Et si ce qui nous paraît le plus certain se révélait illusoire ? Après tout, ma conception du monde est peut-être basée sur un ensemble de faux-semblants idéalistes et théoriques inapplicable à la réalité…

– Allons ma chérie, rit de plus belle sa mère. Est-ce le soleil qui te fait dire ces galimatias ? Ne cherche pas à porter le monde sur tes épaules ! Va plutôt jouer avec ton frère. Il a trouvé de charmants coquillages et j’aimerais qu’il les trie avant de les emporter.

La jeune fille se dirigea vers lui, non sans pester contre elle-même d’avoir eu l’imprudence de répéter ses faibles pensées. Mais en voyant la joie si simple et si parfaite de l’enfant, elle sourit et se rappela ces mots de l’Ecclésiaste : celui qui augmente sa science augmente sa douleur.

 

Les mondes d'après-demain

Utopie, dystopie ou uchronie : ces trois voies sont aujourd’hui emblématiques des imaginaires liés à la science-fiction. À partir de textes variés (Voltaire, Léonora Miano, Robert Silverberg, George Orwell, Vladimir Sorokine, Margaret Atwood, Laurent Binet), l’exercice proposait d’inventer les mondes d’après-demain.