La petite tripe

 

Solène Kellenberger

 

La famille était réunie pour le dîner. À travers les fenêtres sans rideaux, on pouvait voir la nuit tropicale. Était-elle réellement réunie, cette famille ? Se réunir implique un rapprochement, or ses membres n’étaient pas proches, certainement pas. Tous avaient cultivé une distance, qu’ils avaient nommé décence. La famille était réunie pour le dîner. Réunion physique, non pas émotionnelle ; ils étaient tous présent autour de la même table, assis, les uns à côté des autres. Immobilité du cœur. Ce soir-là, il n’y avait pas de rideaux, quelqu’un les avait retirés volontairement, rien n’était laissé au hasard, tout le monde haïssait le hasard. Pour dîner, la famille s’était réunie, mais il n’y avait pas de dîner, ou alors le silence comme dîner, comme dialogue, si on l’entretient, le silence peut devenir une forme de dialogue. Pour dîner, la famille était réunie. Tous scrutaient la nuit. Il n’y avait pas de rideaux. Silence. La famille autour de la table. Tous attendaient. Réunis.

Ce soir-là, aucun rideau ne faisait obstacle à la famille qui observait la nuit tropicale. Rien dans l’atmosphère calme, le vin onéreux immobile dans les verres propres, la lumière chaude de la lampe ou le tintement de la clochette accrochée à une branche du Chorisia speciosa, ne pouvait présager du sentiment d’urgence que tous ressentaient, émotion bien réelle qui s’était matérialisée dans leurs ventres, précisément dans une petite tripe, petit bout de chaire invisible de l’extérieur, bien vivant à l’intérieur, remuant comme un serpent, ondulant, leur rappelant à tous que s’ils étaient réunis ce n’était pas le fruit du hasard, que de toute façon le hasard n’existe pas, que s’il existait, il n’aurait certainement pas produit de fruit, cette capacité étant réservée à certains arbres. Ils s’étaient réunis pour une bonne raison, une raison très concrète, loin de la métaphore ou de l’abstraction.

Pour dîner, la famille était réunie. Les rideaux retirés, la nuit tropicale se dévoilait. La famille connaissait la raison de ce dîner. Difficile de la nommer, douloureux de lever le voile. La vieille allait mourir. La mort, c’est concret, ancré, personne ne rigole avec la mort, c’est Quelqu’un dont on ne parle pas, qu’on regarde faire. Justement, les convives regardaient la nuit tropicale. En silence. Si le dîner ne commençait pas, c’était parce que la vieille allait parler, elle devait parler, parce qu’elle allait mourir, c’était la règle : avant de mourir, de rejoindre la nuit, de traverser le voile, il fallait parler, laisser quelque chose, une trace, un mot, un secret, pour que ceux qui restent puisse s’y accrocher.

La famille était réunie autour d’une longue table, l’atmosphère était chaude et étouffante, responsabilité partagée entre l’humidité et l’urgence, presque palpable dans l’air. Faisait-il vraiment nuit ou la nuit n’est-elle qu’un motif, qu’une métaphore pour présager la Fin ? Les douze membres de la famille se fuyaient du regard, personne n’osait proférer une parole, c’était le dernier repas de la vieille, la dernière fois qu’ils seraient tous réunis pour dîner. Un dîner. Ils reproduisaient une grande pièce de théâtre muet, une sainte cène, où le père ne jouerait en aucun cas le rôle du Christ et où tous avaient joué, tôt ou tard, celui de Judas, tous sauf Juliette, dont le destin sera plus proche de Sainte Véronique, tandis qu'elle essuiera d'un tissus, d'un voile, les larmes de ceux qui regretteraient cette soirée.

La vieille s’éclaircit la gorge et annonça d’une voix rauque : « A partir de ce soir, j’aimerais qu’on se dise tu ».

Les fenêtres sans voile. La nuit tropicale. La famille. Le silence comme dîner. Pour la première fois, une brise fraiche s’engouffra dans la salle à manger, faisant virevolter les rideaux invisibles, rafraichissant les apôtres, apaisant leur petite tripe. « Maintenant, j’aimerais qu’on se dise tu. » Cette petite phrase, fragile d’aspect, bouleversait tous les repères, toutes les règles établies depuis si longtemps dans cette famille qui ne se réunissait pas, mais qui ce soir-là, étaient bel et bien ensemble, pour la première fois. La vieille avait invoqué le tutoiement. Dès lors, tous allaient devoir s’y plier. Tu.

Le voile invisible se soulevait imperceptiblement comme un appel à rejoindre la nuit tropicale. Pourtant, l’urgence avait disparu. La famille était enfin réunie pour le dîner. Lentement, ils se mirent à s’adresser à la vieille, ils proféraient une litanie de tu, que d’autres auraient traduit en je t’aime. Les « tu tu tu tu tu tu tu tu tu » s’évanouissaient dans la chaleur. La vieille les accueillait en fermant les yeux, les plaçant un à un entre son cœur et sa petite tripe. Les membres prononçaient avec hâte ce terme qui leur avait été interdit jusqu’alors, ce terme que Quelqu’un leur rendra un jour imprononçable.

Suites et variations

À la manière de Pierre Senges, il s’agit de poursuivre un incipit donné de Kafka. Comment construire un texte nouveau à partir d’un point de départ imposé ?