Dora Maar : Machine à souffrir

 

Cloé Bellamy

 

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The Muse’s Revenge Ilya Milstein

 

Elle est née grande. Le monde à ses pieds, la vie à croquer. Le ciel gris de Paris accueille sa naissance, le soleil d’Argentine baigne son enfance.

Sa mère est française, son père croate. Elle s’appelle Henriette Théodora Markovitch. En 1926, à tout juste dix-neuf-ans, Henriette retourne en France avec sa famille. Là, elle intègre l’Académie Julian, l’Union centrale des arts décoratifs et l’École de Photographie. C’est un monde d’artistes, mais aussi d’hommes. Elle coupe ses cheveux et abandonne jupes et robes.

Il s’agit de porter leurs habits, de partir à l’assaut de leur monde. Elle intègre l’École des Beaux-arts où elle peut suivre les mêmes enseignements que ses pairs masculins.

C’est à cette époque qu’Henriette écourte son nom (première mutilation ?) et devient Dora Maar. Sa photographie est lumineuse, crue. C’est une femme, penchée sur ses enfants, une petite fille en robe blanche, en plein milieu de la Zone, ce bidonville qui encercle Paris. Elle fait ressortir la beauté de la laideur, de l’irréel. C’est une main de mannequin qui sort d’un coquillage ou encore peut-être est-ce un fœtus, un bébé tatou ou une racine ? C’est l’effroi et la bizarrerie du surréalisme, condensé en une seule image. Elle dirige son propre studio et c’est le Tout-Paris, les personnalités les plus en vue de son temps qui y défilent (André Breton, Georges Bataille, Paul Éluard...). Elle est l’une des égéries du surréalisme. Elle fascine ceux qui la rencontrent. Pleine de feu et de passion, investie dans son art et en politique, elle est « encline aux orages et aux explosions »[1]. C’est peut-être son assurance puissante et cette passion qui causeront sa perte.

Dora s’engage dans le labyrinthe.

Paul lui présente le Minotaure.

La créature de légende est l’alter-ego de l’homme de légende.

Le peintre – car il est peintre – traverse un passage à vide. Son œuvre se tarit, sa passion s’évapore, s’échappe et lui glisse entre les mains. Il lui faut renaître de ses cendres. Heureusement, Dora est une source de passion et d’inspiration que l’on pourrait croire infinie – elle ne l’est pas, c’est une petite femme finie.

La muse lui doit un abandon total. Elle se doit de se transformer, de ressurgir sur la toile, d’être la force motrice de cette œuvre, son inspiration et son sang. Dora s’infiltre dans la toile, si bien, que peut-être ne reste-t-il plus grand-chose de Dora à l’extérieur de la toile. Elle devient La Femme qui Pleure. Les traits tordus, déformés par la souffrance, souillés de larmes, ses ongles enfoncés dans un mouchoir, ses sanglots sont offerts au monde. Il la représente souvent ainsi.

Grâce à lui, à cause de lui, Dora abandonne la photographie pour se consacrer à la peinture où elle ne brille pas du même éclat. Le minotaure est un monstre, son alter-ego humain partage peut-être certains de ses vices. Dans cette créature, le peintre dépeint une sexualité violente, bestiale qui lacère l’âme et meurtrit le corps.

La rupture du couple est suivie de près par l’anesthésie générale, les électrodes placées aux tempes. La dépression nerveuse de Dora est soignée aux électrochocs, alors qu’elle est internée à l’hôpital Saint-Anne.

Après une vie hantée par la dépression, la mort survient en 1997. Dora meurt « dans la misère au milieu des toiles qu’elle refusait de vendre ».[2]

En 2006, l’un des portraits de Dora créé par le minotaure est vendu à quatre-vingt-quinze millions de dollars.

 

« Chaque fois que je quitte une femme, je devrais la brûler. Détruisez la femme, vous détruirez le passé qu’elle représente. »

 

« Pour moi, il n’y a que deux types de femmes : les déesses et les paillassons. »

 

« Les femmes sont des machines à souffrir. »

 

Pablo Picasso

 

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Dora et le minotaure Pablo Picasso, 1936


[1] Brassaï à propos de Dora Maar

[2] « Mon frère, Pablito, s'est suicidé à l'eau de Javel, notre père l'a suivi deux ans plus tard, puis Marie-Thérèse Walter, la muse inconsolable, retrouvée pendue ; il y eut aussi Jacqueline, la compagne des derniers jours, qui a fini avec une balle dans la tête, Dora Maar, morte dans la misère au milieu des toiles qu'elle refusait de vendre. » Marina à propos des « victimes » de son grand-père.

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Comment inventer une Vie imaginaire, en s’inspirant du plaidoyer de Marcel Schwob en faveur d’un art de la biographie ? Personnages réels, illustres ou minuscules : ces vies forgent, chacune à leur manière, un destin singulier.