Des sens captifs

 

Lauréline Ricci

 

Moi aussi, je te vois. Un obstacle nous sépare peut-être, mais il est invisible et inodore. Je te regarde, tu me regardes.

Et alors ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’es pas le premier bipède sans écailles à t’arrêter devant moi. Il se peut même que tu sois déjà venu auparavant, comme bien d’autres. Pourquoi faites-vous tous cela ? Vous défilez sous mes yeux à longueur de temps, en me scrutant. Moi, en revanche, je ne trouve rien de captivant à vous observer. Et je m’en vais.

Je me dresse sur mes quatre pattes et traîne mon corps sur le sol sableux en sortant ma langue, régulièrement. Elle m’indique toujours les mêmes odeurs, qui sont très nombreuses, mais lointaines. Ces espèces de parois opaques qui me cloisonnent m’empêchent d’en connaître la nature. Est-ce que ce sont des animaux ? Des plantes ? D’autres bipèdes ? Des choses inconnues ? Je ne sais pas. Je dois me contenter des senteurs à proximité, ainsi que du même environnement figé. Comme ces troncs d’arbres lisses, sans branches ni feuilles, si serrés les uns aux autres que je ne peux pas apercevoir ce qu’il y a derrière et si hauts que je ne peux pas passer au-dessus.

Ce n’est pas faute d’avoir essayé. À présent encore, je parcours les quelques pas qui m’en séparent, je prends appui sur mes pattes arrière et ma longue queue et tente de me hisser. Mes griffes recourbées ne font que crisser contre le bois. Ma langue me titille. Il y a quelque chose là-derrière. Je veux y aller, je veux élargir mon espace.

Impossible. Comme les fois passées. Et il y en a eu beaucoup. Traverser l’obstacle invisible, trouer les parois, me glisser dans l’ouverture par où ma nourriture entre. Rien. Autant d’odeurs que de tentatives d’évasion.

Je relâche mes muscles et reste immobile, à moitié affalé contre les troncs.

Je me laisse glisser, retombe sur mes pattes, effectue un nouveau tour.

Les bipèdes sont réapparus devant la fausse sortie. Certains, des petits, tapent contre la surface transparente de leurs pattes aux doigts ronds, mais j’entends à peine le son que cela produit. Je tourne encore puis me recouche au milieu de mon petit univers.

Je recommence à observer mes visiteurs, en entrant et sortant ma langue.

Je les regarde. Je n’ai que ça à faire.

Zoopoétique

Comment écrire du point de vue d’un animal non-humain ? Comment faire d’une bête, petite ou grande, la narratrice d’un récit ? À partir d’études récentes menées en zoopoétique ou en éthologie (Baptiste Morizot, Anne Simon, François Sarano, Vinciane Despret), ces textes tentent un décentrement de point de vue.

À quoi ça rime
Elias Abderraziq

Des sens captifs
Lauréline Ricci