Le voyageur inconnu

 

Coralie Leuthold

 

Dire je, trouver qui est moi… donne aussitôt l’impression d’un chat qui tente d’attraper sa queue. Il faut peut-être parler par détour, s’approcher sous couvert d’images pour espérer entrevoir l’ombre fuyante, pour que le je baisse la garde et se montre sans prendre la pose. En quelque sorte, tourner autour du mot…

 

Enveloppe

Face au miroir, parfois, une stupeur fugace. Voilà donc ce que l’on voit de moi ? Ces bras, ces jambes, ce nez, sont-ils vraiment le prolongement de ma pensée ? L’espace d’un instant, il me semble au contraire qu’ils mènent leur vie propre, se meuvent et se transforment indépendamment de moi. Quelle est donc cette enveloppe étrange ? Je me regarde et je m’étonne de ce voyageur inconnu…[1]

Le vertige métaphysique, heureusement, n’empêche ni la coquetterie, ni le temps voué chaque matin à l’apparence de ladite enveloppe.

 

Éponge

Tout absorber, comme si la peau était percée de trous.

Je n’ai pas la carapace de la tortue mais le cœur inquiet du lièvre : je crains toujours de déranger, redoute les échelles et les plongeoirs, tremble de craquer une allumette. Aucun détour n’est trop long pour éviter les aboiements d’un chien. (Sentir aussitôt le ridicule de ces mots : c’est avoir bien peu vécu que de s’effrayer d’un animal un peu bruyant.) Je ris de ce peu de courage, mais m’en afflige souvent ; je suis aussi peureuse qu’un oisillon tremblant. La vérité est qu’aux cris, aux émotions qui s’exhibent nues, à la musique trop forte, je préfère l’effort silencieux, la pudeur des sentiments, un fredonnement intérieur… 

L’éponge, heureusement, absorbe aussi la beauté la plus fugace ; voilà peut-être pourquoi je m’attache un peu trop rapidement et trop profondément aux choses. Un nuage s’attardant dans une flaque, des oiseaux rejoignant à tire-d’aile leur autre patrie… j’en lâche le volant, en trébuche sur les pavés.

 

Pivoine

Non pour sa grâce ou sa délicatesse de fleur, mais pour sa couleur. Les statues de marbre sont bien chanceuses : elles ne rougissent pas pour un rien, peuvent croiser un regard sans s’empourprer.

 

Dés      r      r              

        o     d      e

Souvent suivi de l’épithète « organisé » ; oxymore qui cherche à faire une fierté de ce défaut. Il semble traduire un goût particulier pour l’amoncellement, un attachement aux choses les plus dérisoires. Sur le point d’être jetés, des objets dédaignés pendant longtemps acquièrent une valeur inestimable. On le dit parfois « joyeux » : heureuse surprise en effet de retrouver, quand cela n’a plus d’importance, le papier ou l’objet cherché il y a longtemps, pour lequel on a retourné toute la chambre. Je le considère un instant avec un sourire ému, puis le repose ailleurs, pour être certaine de le perdre à nouveau.

 

Décantation

Deux images viennent encore. Celle du vin partagé, de la joie des convives dans une pièce illuminée ; celle d’un banc près d’une mare, au milieu des vignes, sur un coteau arpenté en toutes saisons, année après année. Je grandis et le coteau, lui, ne change pas.  

Bien entendu, je ne parle ni de la bouteille ni du paysage en eux-mêmes, mais de ce qui, à certains instants, semble flotter autour d’eux ; quelque chose de la beauté du monde, de la nostalgie qui accompagne tout bonheur. Ce sont là des sentiments universels qui ne disent rien de moi ; pourtant, si l’on mettait mon cœur à décanter, une fois ôté le superflu, resteraient sans doute ces deux images : le vin sur une table dressée, rassemblant tous les miens ; les vignes éternelles dans la lumière du soir.

 

Couverture

Il m’arrive d’ouvrir un livre et de souhaiter m’en draper, y enfouir le visage.

J’imagine alors une grande couverture, tantôt soie couleur de nuit, grave et moirée, tantôt joie bariolée d’un patchwork. Tout comme Peau d’Âne émet le souhait d’une robe couleur du temps, je rêve d’un tissu couleur des mots… On s’y envelopperait à la manière d’un burnous, ces grands manteaux de laine à capuche portés au Maghreb pour affronter les grands froids du désert… La tête couverte comme sous le froc monacal, on s’y abriterait pour dire une intime prière, trouver un peu de ce silence originel et sacré qu’il y a au fond et au bout de toute chose. Le monde se tairait comme sous le couvert d’une alcôve de vieille pierre ou d’un entrelacs de feuillage, on aurait au-dessus de soi l’infini d’une nef de cathédrale et l’épaisseur protectrice d’un rideau de velours.

Je me figure parfois un de ces chiffons que les enfants prennent pour compagnon dans leur sommeil et leurs jeux, doux comme un animal en peluche, usé à force de passer et repasser entre les doigts presque endormis. Je songe aussi à la courtepointe abritant les secrètes lectures nocturnes de l’enfant, seul éveillé en la demeure, la lampe torche projetant son ombre grandie sur le mur. D’autres fois, la couverture m’apparaît plus délicate encore que ces paravents venus d’Asie ornés de fleurs pâles et de montagnes enneigées.

Il me plaît d’imaginer que sur cette étoffe aux mille formes je trouve une patrie, un refuge.

Me rêver savante à la bouche sérieuse, ordonner les livres lus comme des petits soldats sur l’étagère, apprendre à les disséquer, mais ne jamais oublier que c’est sous leur toit que je m’abrite, à leur lumière que je m’éclaire, sur leur mots tissés qu’un jour j’irai reposer.


[1] Vers d’Aragon dans « J’arrive où je suis étranger » (Le voyage de Hollande et autres poèmes)

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Photo : © FelixMittermeier

Vers l’autoportrait

En s’inspirant de divers textes (Georges Bataille, Michel Leiris, Roland Barthes, Gérard Genette, Gustave Flaubert, Seî Shonagon), cet exercice s’attelle à la présentation de soi au travers de la forme du dictionnaire, du lexique ou du glossaire.

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Coralie Leuthold

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