Reines de l’aube

(Variations décroissantes)

 

Auréane Ballif

 

Deux amies faisaient une promenade à cheval le matin, la neige était tombée durant la nuit, et dans la forêt fraîchement saupoudrée de sucre, Judith et Grace s’abandonnaient à de tendres rêveries et aux éclats de rires. D’habitude, elles n’avaient pas le droit de sortir et de monter lorsque les routes n’étaient pas dégagées, elles le savaient, mais ce royaume encore inhospitalier attendait ses reines. À treize ans, le monde est vaste et les règles n’existent pas (elles pénètrent généralement dans une oreille sourde). Le soleil qui se levait faisaient scintiller la glace et le givre qui recouvraient les branches, les pins et la route (ce détail a toute son importance). Ce jour-là, Judith partait pour le Montana, mais elle voulait encore se balader avec sa meilleure amie avant le début des vacances d’hiver. Comme le jour grandissait, elles prirent la décision de rentrer.

Pour retourner à l’écurie, il fallait remonter par les bois et traverser un chemin à peine goudronné. Judith plaisantait, Grace était distraite, elles se mirent en équilibre par habitude, le manteau de neige était très épais, et sans doute l’était-il beaucoup trop. Et sur la petite bute sur laquelle le sabot du cheval de Judith tenta de prendre appui, la glace redessina le destin de chacun des personnages. Le premier sabot glissa. Le second également. Et les deux autres étaient déséquilibrés. Tout est une question d’équilibre. Le cheval ne parvint pas à se stabiliser. La terreur de tous les cavaliers. Alors Judith se mit à paniquer. (Précisons à ce moment du récit que le matin est une partie de la journée durant laquelle il est agréable, pour certains, de se promener dans la nature, mais qu’il s’agit, pour d’autres, d’un moment difficile, car il faut aller travailler avant l’aube. Les ouvriers, par exemple, se lèvent particulièrement tôt pour effectuer des tâches ingrates, éreintantes, compliquées – et peu reconnues – : soigner, cuisiner, démonter et reconstruire… livrer). Grace l’entendit avant Judith, et les chevaux bien avant les deux amies : le klaxon strident d’un camion qui, sur la route verglacée, ne roulait plus. La première roue avait glissé presque au même moment que le sabot. La seconde également. Et les autres aussi. Car tout est une question d’équilibre. Le camionneur ne parvenait pas à freiner. La terreur de tous les automobilistes. Alors il avait klaxonné. Parce qu’il avait remarqué Judith, Grace et les chevaux bien avant que ceux-ci ne l’aperçoivent. Mais celui de Judith fut le seul à réagir : il se cabra. Judith lâcha brusquement les rênes et tomba lourdement sur la route (à ce moment du récit, Judith est déjà en train de mourir). Grace, sous le choc, ne savait pas ce qu’elle devait faire : attraper le cheval de sa meilleure amie ou la sauver, elle. L’un des deux allait forcément perdre la vie : le camion était proche. Trop proche. La respiration de Grace était erratique. Vite, elle saisit les rênes de la bête affolée qui s’énerva et recula sur la route, entraînant Grace avec lui : elle perdit l’équilibre. Elle chuta.

En ce matin d’hiver, dans cette forêt de New York, le camion faucha d’abord Judith, puis son cheval. Mais celui de sa meilleure amie survécut. Grace, quant à elle, ne perdit « qu’une jambe » (si l’on ne compte pas le reste). Mais le traumatisme causé par cet accident hanta la jeune fille et l’animal si bien qu’il commençât à me hanter, moi aussi. Et ce durant de nombreuses années – tout comme la scène du doigt coupé d’Ada dans La Leçon de Piano. C’est au moment de la chute que j’ai pris conscience de l’importance de l’équilibre, des risques de monter à cheval après une tempête et de l’empreinte trop nette d’Hollywood sur mon imaginaire.

 

Deux amies faisaient une promenade à cheval le matin, elles faisaient partie d’un groupe de cavaliers qui se baladaient un peu plus loin. Il avait neigé quelques jours auparavant, et les routes étaient verglacées. Pourtant, l’on avait tenu à se promener, parce que les tours de manège n’avaient plus rien d’intéressant. Cette fois, Carole-Anne voulait inviter son amie le week-end prochain, sa mère avait un chalet à Crans. Mais il fallait encore en parler aux parents. C’était l’étape la moins agréable, parce qu’ils ne s’entendaient pas du tout (à cause des idées politiques et de la frontière : peut-on vraiment être « amies » quand on a douze ans et que les parents ne s’entendent pas ? Pas vraiment. Il y a les Suisses « de France » et les Suisses « de Suisse. » Deux sortes de Suisse ? C’est ridicule, mais c’est comme ça. Dans tous les cas, quand il faut faire ses courses, il n’y a qu’un pays : la France. Oui, c’est vraiment ridicule, mais c’est comme ça). Bref, Carole-Anne parlait avec entrain, et à côté d’elle, son amie réfléchissait à ses chaussures de ski et à la dictée de lundi. Elle ne pensait pas encore à l’équilibre ou à Hollywood. Jusqu’à ce que ce que son cheval (Chupa-Chups) se cabre. Carole-Anne fut soudain derrière elle, puis devant elle, puis derrière elle, et son cœur commença à battre la chamade. De quoi l’animal avait-il peur ? Du vent, sans doute. Chupa-Chups n’était pas connu pour son courage, elle tombait souvent quand elle le montait parce qu’il craignait le son de ses propres sabots sur le sable, la terre, l’asphalte, les copeaux de bois, la boue, les… Quoi qu’il en soit, il prit peur, partit au galop et rejoignit le groupe de cavaliers qui avaient oublié les deux amies loin derrière eux. Soudain, l’appaloosa se cabra et elle perdit l’équilibre. Elle écarquilla les yeux, lâcha les rênes et retint son souffle tandis qu’elle basculait en arrière. Elle pensait retomber dans la neige fraîche, mais son dos heurta brutalement un tronc d’arbre. Le visage de Judith lui revint en tête, parce que c’était sa hantise quand elle montait : ça, et l’orage. Par chance, on maîtrisa rapidement son cheval et elle ne s’était miraculeusement rien cassé. Par malchance, son dos était sévèrement meurtri et elle ne pouvait plus monter sans souffrir. Avec le temps, elle finit par ne plus monter du tout. Finalement, elle se dit que les produits d’Hollywood pouvaient parfois résonner avec la réalité.

 

Deux amies faisaient une promenade à cheval le matin. Elles s’appelaient (ces amies) Judith ? Grace ? Carole-Anne ? Quelque-chose-Ane ? Cela n’a pas vraiment d’importance. Elles faisaient une promenade (ce qui était rare, car le manège et la carrière étaient les terrains préférés des enseignants qui n’avaient ainsi pas à s’inquiéter des risques – les chutes, ou les pertes d’équilibre, les véhicules, les routes, les villages, etc… – et des conséquences multiples) seules ? En groupe ? Est-ce important ? Oui. Lorsque l’on est nombreux, la mort paraît un peu plus anodine, on la risque, mais elle paraît très lointaine. L’on dit que l’on se promène, mais durant certaines balades, je me suis déjà fracturé un pied, un orteil, le dos… Alors soit, je me promène, mais ces promenades comportent des risques, comme lorsque l’on est vieux. À cheval ? Du haut de ce mètre quatre-vingts, les perspectives sont différentes, les auberges qui vous accueillent le soir également, surtout si vous décidez de voyager avec un animal particulièrement « encombrant ». Quoi qu’il en soit, au matin, l’on part avant le lever du soleil, parce que c’est à ce moment de la journée que le calme est à son paroxysme et que tout individu qui pénètre dans une forêt d’apparence inhospitalière est couronné roi ou reine, surtout les matins d’hiver.

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Photo : © Seidenperle

Suites et variations

À la manière de Pierre Senges, il s’agit de poursuivre un incipit donné de Kafka. Comment construire un texte nouveau à partir d’un point de départ imposé ?

Reines de l’aube
Auréane Ballif

Insomnie
Margaux Gloor

Attrape mes rêves si tu peux
Chiara Glorioso

Seule sur ma barque
Anaïs Kovacs

Mise en abyme
Coralie Leuthold

{½ , 1, 2, ...}
Alexandre Mazuir

Histoires d'équidés
Pauline Ruegg