Mise en abyme

 

Coralie Leuthold

 

Des flots de rêve se déversaient sur moi,

J’étais couché dans mon lit, las et sans espoir.

La lune à la fenêtre, auréolée de noir,

Emplissait l’air obscur d’un ineffable émoi.

 

Je luttai, tempêtai, face aux phrases rebelles,

Traquai les mots fuyants et suppliai le verbe

Insoumis, de montrer humblement, sans superbe,

Comme mon cœur tremblait, à voir la nuit si belle. 

 

Mais ma plume vaincue dut renoncer aux charmes

Qui ravirent mes yeux, puis y mirent des larmes.

Adossé en silence au grand mur qui sépare

 

La voix des choses de notre indigne langage,

Je cédais au sommeil, qui doucement répare,

M’enfonçant dans le noir, sans bruit et sans bagage.

 

Des flots de rêve se déversaient sur moi, j’étais couché dans mon lit, las et sans espoir. Le premier vers, encore et toujours le premier vers… J’avais beau l’étirer, le défaire, le disloquer, une syllabe manquait. Même étendu, je distinguais, bien en vue sur mon bureau, la feuille froissée de frustration sur laquelle j’avais écrit mon sonnet. Par la fenêtre grande ouverte, je fixais avec abattement la lune tant aimée, accablante de perfection, dont la lumière projetait face à moi, comme pour me narguer, l’ombre des recueils de mes maîtres, alignés sur l’étagère au-dessus de mon lit, là où l’on accroche d’ordinaire un tableau de famille ou un crucifix.  Je ne trouvais pas les mots, et en perdais le sommeil… Ah ! Savoir dire le rameau frêle à qui le vent conte son voyage, pouvoir rendre toute la chaleur triste et boisée d’un violoncelle, faire entrer, entre deux hémistiches, un peu de soleil d’hiver… J’aurais sacrifié ma fortune pour écrire un vers qui, enfin, sonnerait juste. Je travaillais depuis des jours, à en perdre l’appétit et la raison, pour que brille, dans une phrase éclose de ma bouche seule, cet éclat pâle et nacré du ciel, ce feu laiteux qui changeait la lumière des choses et leur donnait l’éclat de l’opale, faisait trembler leurs contours, révélait des joyaux dans l’ombre… Les vers auraient dû se déployer sans heurt, suivre une cadence qui fasse dire à chacun, voici l’évidence, voici les mots trouvés, voici ce que mon oreille, mon cœur, attendaient en secret. Mon texte était plein d’à-coups, trébuchait, allait cahin-caha, inégal et chancelant. Évidence et légèreté… je tâtonnais avec lourdeur. Ne serais-je jamais qu’un pâle et fade copiste ? Peut-être qu’en changeant un verbe… ou en inversant les deux premiers vers… Mes doigts, ralentis par la fatigue, continuaient d’esquisser le décompte des syllabes ; à mi-chemin entre le rêve et la veille, je comptais un, deux, trois battements de paupière, et le sommeil m’emporta tout à fait. 

 

« Des flots de rêve se déversaient sur moi, j’étais couché dans mon lit, las et sans espoir. » Non, décidément, cet incipit ne convenait pas. Peut-être même était-ce le personnage tout entier qu’elle devrait retravailler. Les mains démunies se crispaient autour du stylo, toutes sanglantes de petites peaux arrachées machinalement. L’éditeur avait refusé les premiers feuillets de son livre à venir. Malgré sa déception, elle était soulagée de ne pas devoir laisser son travail entre les mains de cet homme. Elle n’aimait ni le monocle posé contre son nez comme le point d’un i que l’on aurait mal aligné, ni l’air fin qu’il prenait pour énoncer de grands principes sur la littérature, ni le tapotement condescendant de sa main sur son épaule pour lui annoncer que son roman n’était pas au point, que ce personnage de poète, vraiment, était complètement dépassé. Il s’était penché vers elle, et, sur le ton de la confidence, comme s’il s’apprêtait à ouvrir devant elle le chemin menant droit au Parnasse, lui avait suggéré de raconter l’histoire d’une femme ordinaire, qui tomberait amoureuse et souffrirait, et ferait beaucoup pleurer, et beaucoup vendre. Sans lui laisser le temps de se défendre, il l’avait congédiée en lui conseillant de se remettre au travail. Elle n’avait pas suivi ses conseils. Elle avait créé un héros exalté, un être sublime comme on n’en inventait plus, au courage immense et à l’esprit grandiose. Du panache, une verve intarissable, voilà ce qu’elle voulait ! Mais depuis quelques temps, le personnage s’était lui aussi mis à douter, à s’arracher les cheveux pour un alexandrin raté. Malgré cette faiblesse, elle s’était attachée à lui, presque maternellement ; elle s’amusait de ses lubies, le parait des qualités qui lui manquaient, s’étonnait qu’il semble parfois agir à sa guise. Ce soir-là, assise à son bureau devant la fenêtre, elle pensait, à la fois moqueuse et attendrie, à ce malheureux sonnet, qui, décidément, prenait bien trop d’importance. Mais la lune apparut tout à coup derrière un nuage et elle sentit avec émotion, en regardant le ciel, qu’il se tenait près d’elle, presque invisible sous son habit de papier, et tous deux contemplaient en silence le monde si beau, qui s’offrait sans partage, face auquel ils ne pouvaient que se taire, les bras ballants et les yeux embués. L’air était trop doux, le ciel trop pur, c’en était presque insupportable… il aurait mieux valu se laisser terrasser par la nuit, rendre les armes, remettre à demain l’épuisante recherche, effacer l’encre colorant le bout de ses doigts et rejoindre le grand lit aux draps frais qui invitait à l’abandon, à déclarer forfait. Elle résista. Bien sûr, l’Œuvre immense et sublime ne s’écrirait pas cette nuit, peut-être même ne verrait-elle jamais le jour. Elle savait que le papier s’effriterait, que les poèmes seraient oubliés. Elle se mit pourtant à l’ouvrage, doucement, humblement, sans plus attendre que l’inspiration descende du ciel, et les mots qui jaillissaient éloignaient le sommeil et la nuit, et de leur seule voix imparfaite, guidés par la main tremblante d’effort et de joie, ils repoussaient le silence.

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Photo : © moritz320

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À la manière de Pierre Senges, il s’agit de poursuivre un incipit donné de Kafka. Comment construire un texte nouveau à partir d’un point de départ imposé ?

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