Et le monde devint un asile, et ma chambre devint le monde

 

Adrien Faure

 

Acte 1. Parc zoologique de Moscou, mars 1991

28 ans avant le COVID-19, neuf mois avant la chute de l’URSS

« Comment s’en sortir sans sortir ? », ne pensa pas le chimpanzé dans sa cage, tout en grattant vaguement son écuelle à la recherche de restes de nourriture. Ghérasim Luca scrutait la face simiesque, cherchant à imaginer les traits de leur ancêtre commun. Pour ce faire, il essayait de faire fusionner en lui le faciès grimaçant du quadrupède et les rides savantes de son propre visage. Le zoo était presque vide et seul un adolescent ahuri se tenait aussi devant les barreaux, portant entre ses mains moites et dénuées de vigueur American Psycho, morceau pourrissant de la littérature américaine la plus vulgaire. Le singe, quant à lui, semblait apathique et Ghérasim entreprit de s’adresser à lui : « Ton péché originel se trouve au creux de ton cerveau, cousin. Il y a 60 000 ans, le nôtre a muté et nous avons acquis le verbe. Et toi, que faisais-tu pendant que nous créions mille et une langues, que nous raffinions notre pensée et bâtissions les temples de l’esprit ? Rien. C’est pourquoi, j’en suis navré, tu te tiens à présent asservi dans une cage, et c’est pourquoi tu es le serviteur et moi le maître. » Comprenant peut-être, de façon toute intuitive, la teneur de ce sermon, le singe redressa son crâne et jeta un regard mauvais au poète. Ghérasim lui sourit en retour avec un mélange de pitié et de satisfaction. Le macaque se jeta alors sur l’adolescent et lui arracha l’ouvrage. Puis, fixant Ghérasim, il déchira une à une les pages du livre, étalant à ses pieds une petite mare de mots.

 
Acte 2. Genève, 31 mars 2020

Année d’apparition du COVID-19, 228 ans après la chute des Patriciens

« Comment s’en sortir sans sortir ? », pensa Martin. Ses bras, entravés par des liens, ne répondaient plus aux mouvements neuronaux que formait son cerveau, et ses jambes refusaient d’obéir. Seules ses pupilles semblaient encore réagir, tournoyant follement à la recherche d’un indice de début de solution. L’autre entra dans la pièce et déclara : « Appelle-moi Ellis ». Il s’exprimait posément, tout en feuilletant distraitement un livre. « Je les ai tous lus – sur fond de MTV : je ne coupe jamais la télévision. » Et il s’approcha du poste, qui diffusait Midsommar, pour changer de chaîne. Puis il s’installa sur une chaise devant Martin. L’autre était blond, bronzé, manucuré, avec des cheveux courts et un corps athlétique presque imberbe. Il alluma une cigarette américaine et laissa la fumée monter en spirale au-dessus de sa tête. Il se racla la gorge. « Tu as de la chance », remarqua-t-il comme pour faire la conversation, « dehors, c’est la folie, il n’y a plus de PQ ». Mais Martin ne pouvait bouger ses mâchoires, et sa langue pendait mollement, entravant l’articulation de toute parole. Martin avait régressé au stade préoral. L’autre le regarda avec intensité. « Tu vas mourir. » Et il lui montra un gros sécateur à bougainvilliers, un harpon melvillien et un faisceau style Rome antique. « Ce sera lent. »

Le cerveau de Martin se mit à fonctionner à toute allure. Dehors, ils risquent de mourir, mais lui, il le sait, il va mourir. L’autre se lève et ouvre une porte derrière lui. Martin voit le sang qui recouvre les murs de la pièce et pense s’évanouir. Mais l’autre se rassoit et se saisit d’un livre, un gros ouvrage. Va-t-il s’en servir pour lui fracasser le crâne ? L’autre l’ouvre alors à la première page et lui annonce : « Tu vas mourir. Mais d’abord, je vais te lire L’Inquisitoire. » Silence. « Trois fois. » Oui ou non répondez.


Acte 3. Genève, 31 mars 2020

Appartement du dessus, un peu après

« Comment s’en sortir sans sortir » était la maxime qui organisait toute l’existence de Léonard Galet, ermite genevois, poète et métaphysicien. Il vivait une vie de sobriété heureuse, à l’image de ses guides spirituels, Saint Augustin et Gregory Corso : il se nourrissait exclusivement de racines, de graines et de blé dur qu’il trempait dans de l’eau tiède pour les rendre plus digestes, portait chaque jour la même tenue de bure qu’il lavait une fois par mois à grande eau avant de la faire sécher sur son poêle à bois, et contemplait les secrets de son âme lors de longues séances de méditation qu’il pratiquait en compagnie de sa tortue Albertine. Chaque pan de mur de son studio était recouvert d’étagères pleines de manuscrits, de codex et de rouleaux de papyrus et la porte de son logis disparaissait sous les poèmes en sanskrit. En dehors de cet attirail littéraire, l’appartement ne contenait qu’un bonzaï népalais, dont Léonard prenait grand soin, et une natte de bambous posée à même le sol, sur laquelle il s’étendait quand la méditation ne suffisait plus à revitaliser ses méridiens fatigués. Il avait adopté ce mode de vie en 1972, à l’âge de trois ans, en harmonie avec les décisions de ses parents qui venaient de lire le rapport du Club de Rome. Il avait constaté, les années passant, que de plus en plus de gens tentaient de se rapprocher du type d’existence qu’il menait et avait en conséquence décidé de les encourager en chantant des mantras à sa fenêtre au petit matin, pendant qu’il buvait une tasse de thé vert sans théine. Depuis l’apparition du COVID-19, Léonard observait avec contentement l’expansion manifeste de ce modèle de vie calme tournée vers l’introspection et l’étude des grands auteurs du passé. Son seul problème était son voisin bibliophile qui avait tendance à accompagner ses lectures d’interminables onomatopées, mimant sans doute ainsi quelques épopées antiques dignes d’être narrées à voix haute. En ce moment même, sa quiétude était en danger car les murs insonorisés de son appartement laissaient passer quelques bruits suspects. Pour échapper à ce banal désagrément de voisinage, Léonard saisit son Motorola de 1983 et entreprit de composer un haïku à l’intention de son ami Philibert :

La chambre de Kant
Et face le mur
Dehors le soleil

À quelques pâtés de maisons, Philibert entendit la brève sonnerie annonçant la réception d’un message. Concentré, il ne bougea pas. En face de lui, il observait les fluctuations des cours de l’action Campari. Clairement, cette épidémie était une bénédiction pour le marché éthylique et l’investisseur avisé qu’il était devait de toute urgence en tirer profit. Il pressa la touche donnant l’ordre d’acheter à l’intelligence artificielle pataude qui servait de courtier. Satisfait, il regarda ce qui passait à la télévision. Les premières notes de 2001, l’Odyssée de l’espace se firent entendre. Un singe apparut à l’écran.

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Échappées belles

Trois paragraphes qui s’ouvrent sur une même question, empruntée à Ghérasim Luca.

Trois mots d’ordre : variation, progression, expansion.

Mille possibilités