Habiter les heures

 

Aude Bavarel

 

Comment s’en sortir sans sortir

13h13. Plaquée contre la table de ma cuisine, le regard rivé sur l’ampoule jaune. J’attrape ma bouteille et me lance dans l’entreprise périlleuse de boire couchée. J’échoue. L’eau s’écoule dans mon cou, je l’entends goutter sur le sol par les interstices de la table. La prochaine fois que je mange, je pique-niquerai par terre.

13h25. Élan de motivation. Je griffonne frénétiquement une liste de choses à faire – payer mes factures, ranger mes cours, passer le balai, couper mes ongles. Une à une, je coche les lignes. Je suis capable, je me sens adulte, responsable, autonome.

13h50. Repas de midi, je ferai la vaisselle plus tard. Je dois rendre un contrôle continu.

 

Comment s’en sortir sans sortir

Nécessité d’écrire, de parler. Emballer une existence terne dans des phrases fleuries. Ennui créateur. Ennui apprivoisé. Ennui moteur. Besoin de mots pour décrire ses perceptions. Un coucher de soleil se pare de couleurs plus vives s’il est décrit dans un poème. Stylisation de l’existence. Réconfort, catharsis, compréhension, plaisir, doute.

Recherche frénétique de soi dans les mots des autres, dans leurs écrits. Affiner sa pensée grâce aux concepts des autres. Affuter ses opinions en les opposant à celles des autres. Affermir ses convictions en les partageant avec d’autres. Cerner ce qu’on est et ce qu’on n’est pas. Centre identitaire narratif. Advenir en se racontant – en parlant à soi-même et à autrui. Je me découvre et me définis grâce aux mots des autres.

 

Comment s’en sortir sans sortir

16h30. J’ai bien travaillé, je peux me reposer maintenant. Je m’installe dans le pouf qui n’avait pas eu le temps d’oublier l’empreinte de mon corps avachi. Je pioche dans le tas de livres commencés. Alice Coffin. Quelques chapitres restants.

17h17. Je ferme l’ouvrage terminé, prends une respiration. Il est peut-être temps d’aller faire mes courses. Le Seuil attire mon regard. Je le feuillette juste et j’y vais…

17h26. Je suis happée par les images qui se dévoilent sous mes yeux. Je suis l’héroïne, je suis son amie, je suis son enseignante. Je tourne les pages.

18h07. Je devrais vraiment y aller. Mais la coop ne ferme qu’à 19h00. Dans 20 minutes, ce sera suffisant. Je dévore les dernières pages. Machinalement, j’attrape le livre suivant au sommet de la pile.

18h27. Je me lève, mets mes chaussures, et descends faire les courses.

19h00. J’ai rangé mes courses.

19h02. Et pourquoi je n’aurais pas le droit de m’assoir en boule sur mes plaques chauffantes en dessous de la hotte d’aération ? De me coucher face contre terre devant ma porte d’entrée ? De travailler sous mon bureau ? De lire dans ma baignoire vide ? 

20h12. J’ai faim. Soupe pain fromage. Mettre de l’eau à bouillir. Préparer le plateau et la planche à pain. Découper patates carottes poireaux. Un peu de bouillon. Je prends un ouvrage théorique et essaye de m’y plonger. J’abandonne. Alors je prends Les Orageuses, et les nuages donnent du relief au ciel un instant.

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Échappées belles

Trois paragraphes qui s’ouvrent sur une même question, empruntée à Ghérasim Luca.

Trois mots d’ordre : variation, progression, expansion.

Mille possibilités