Chapitre 1

Histoire de la petite vieille et de son gros bébé

 

Pierre Bellon

 

Genève, 14 septembre. Un petit peu après le crépuscule.

 

Une petite poche douillette qui cocotte, voilà mon nouveau berceau. Un gros crachotement de vieille dame se fait entendre au dehors et mon lit se voit aussitôt rempli d’un mouchoir brodé main tout entortillé, avec son mollard encore tiède à l’intérieur. Alors que je m’écarte tant bien que mal de mon fâcheux compagnon, des mots écrits à la laine apparaissent sur ce dernier : Henriette & Rodolphe.

Je suis dans la poche d’Henriette, puisque je discerne ses ronchonneries en ce moment-même :

— Qu’est-ce que j’rôde encore ici ?! Je vais manquer mon jeu !

Son pas mal assuré frétille un peu plus. Non loin de là, ça beugle – sans doute un badaud ivre qui se baguenaude en saluant trop fort les passants. « Bonsoir, m’dame ! » et les cent-sous présents à côté de moi finissent dans la culotte à large trou du bonhomme – pas très judicieux, car ils tombent aussi sec sur le trottoir, à dix mètres d’Henriette qui reprend sa marche décidée.

Une bonne demi-heure plus-tard, nous voici dans le salon d’Henriette, à pas plus de deux rues de feue ma librairie. La petite vieille est vautrée sur son fauteuil, les yeux rivés sur son téléviseur ; son visage fané est éclairé, bleu, jaune, bleu, devant son jeu préféré. La tension est aussi palpable que les boutons de la zappette. Je le vois bien à sa salive qui mousse de rayons entre ses lèvres ratatinées – les rayons lumineux projetés par le jingle.

Quant à moi, j’ai été posé sur la table basse ; je sers de dessous-de-tasse à une infusion verveine-rhubarbe pour Dodo tranquille et flatuosités discrètes. Dieu que c’est bouillant ! Les parfums s’enlacent et se déchirent tour à tour : la Verveine bien mûre tire sur la Rhubarbe d’une fraîcheur insolente.

— Le bouillon à l’échalote !, qu’elle tente, Henriette, toujours absorbée. Eh ben non, la bonne réponse, c’est « Godefroy de Bouillon !!! », comme le hurle l’animateur. Vexée et gênée par sa propre bêtise, Henriette se retourne pour vérifier que personne n’a rien entendu. Heureusement pour elle, il n’y a que moi comme témoin, dans cette minuscule mansarde de la Rue de Chantepoulet. En effet, son Rodolphe, il n’est plus de ce monde. Je le vois trôner au centre de la bibliothèque, dans son urne vert épinard. Une vieille photographie encadrée s’y appuie. Dessus, un bon gaillard rigide et moustachu en tenue de chasseur se dresse avec le canon d’un fusil dans une main et le cou mou d’un canard colvert fraîchement tué dans l’autre. Le bec béant de la bête retombe nonchalamment vers le sol, avec sa petite langue qui ballotte. Une sorte de supériorité héroïque et impitoyable se lit dans les yeux du bonhomme. Quel homme ! Tout à l’heure, Henriette n’a pu dissimuler un frisson d’excitation en passant devant l’image. Moi, ce que je retiens, c’est que le canard sera vengé, car Rodolphe cuira à petit feu et finira poussière dans un bibelot funéraire.

La deuxième manche est terminée et laisse sa place à une page de publicité. C’est le moment ou jamais pour Henriette d’aller au petit coin ! « J’ai deux minutes et quarante-cinq secondes pour faire mon affaire ! », affirme-t-elle en se levant péniblement du fauteuil. Elle s’élance ventre-à-terre vers les cabinets, le regard fixé vers l’objectif, et s’enferme.

Le temps file ! Une pub pour un monte-escalier, une autre pour une assurance obsèques (car « sait-on jamais ? ») et une troisième pour la nouvelle tournée d’Âge tendre et tête de bois dans la limite des places disponibles – après les fortes chaleurs de l’été, ça devrait le faire. Et pendant ce temps, Henriette est toujours dans les toilettes, bien sûr. À ce que j’entends, son liquide entrejambesque ruisselle interminablement, tandis que le jeu reprend. Elle a dû le comprendre, car je la vois sortir en trombe, comme une chasse d’eau, pour se ruer devant le téléviseur.

Elle scotche, une nouvelle fois, son regard à l’écran. J’observe encore un peu l’étagère. En dessous de l’urne, je remarque une seconde photographie, quasi-identique à la première : Rodolphe y est toujours aussi sévère et féroce, mais, cette fois-ci, ce n’est non pas un fusil et un canard mort qu’il porte dans les mains, mais Henriette hilare en robe de mariée.

Ah, il faut que je me concentre maintenant, car voici la question finale : 

— Top ! Je suis, je suis, je suis un poète célèbre, né en 1854 à Charleville, je suis connu notamment pour mes poèmes, rédigés à partir de mes 15 ans

— Prévert ! s’aventure un candidat en enfonçant le buzzer.

— … C’est non non non non ! Je suis l’auteur entre autres de « Ma Bohème », je suis célèbre également pour ma liaison avec…

— Aznavour !

— Ils n’ont rien compris ! Je fais pleurer chaque année des centaines de milliers de lycéens pendant l’oral du bac. Je suis, je suis, je suis ???

Un candidat boxe frénétiquement le buzzer ; sûr de lui, il s’apprête à répondre. Oh mais zut : Henriette éternue ! Et la bonne réponse alors ? Je ne l’ai pas entendue. Le public est en délire derrière l’écran. « Ah ouais ouais ouais !!! Oh je l’aime ce jeu ! », s’écrie l’animateur en lançant ses fiches jaunes. Le vainqueur repart très heureux, avec l’encyclopédie des Meilleurs plats de bœuf mijoté en douze volumes.

C’est terminé, Henriette se met à ronfler.

*

Genève, 15 septembre. Au matin.

 

Le jour suivant est pour moi l’occasion de découvrir un peu mieux Genève, car Henriette m’a gentiment déposé au-dessus de son petit chariot à commissions. Elle me feuillettera dès que l’envie lui viendra, c’est certain ; en attendant, nous filons tous les deux à la Migros. Elle n’est, bien évidemment, pas encore ouverte étant donné qu’il est à peine sept heures du matin. Henriette rejoint un petit groupe de retraités qui, eux aussi, ont coutume d’attendre devant les portes automatiques pour être bien sûrs d’avoir le privilège de pénétrer les premiers dans ce pays de Cocagne des caddies, des conserves et des surgelés. Il y a Ginette et René du club de scrabble, Jacqueline du thé-dansant du mardi et Yvette du cours de self defense du jeudi. Une heure après, les caissiers débarquent, désabusés, et donnent le coup d’envoi au peloton qui se faufile entre les rayons comme une grosse chenille rabougrie

Après avoir suffisamment agacé les travailleurs pressés en renversant toute sa menue monnaie à la caisse, Henriette se saisit de son chariot et s’enfonce dans un tram bondé par l’affluence matinale. « Autant de monde ! », s’étonne-t-elle sans omettre de réserver quelques coups de bottines aux collégiens qui ne lui cèdent pas leur place. Le trajet est éprouvant, les retardataires suintent, j’absorbe toute leur fébrilité, le tramway circule d’un bout à l’autre de la ville – une liaison en enfer – mais fort heureusement, nous sortons vite.

La fraîcheur de l’air débarrasse mes feuilles de leur humidité. Henriette m’emmène en direction de la Petite maison de Frontenex, le jardin d’enfants de son trésor, son petit-fils. Ce dernier est porteur d’espoirs immenses pour sa grand-maman, d’après ce que je déduis du ton solennel avec lequel elle marmonne à l’approche de la garderie. Ce n’est quand même pas rien d’être la progéniture de Rodolphe !

Henriette avait peur d’arriver juste juste ; au final, nous avons deux bonnes heures d’avance. Soulagée, elle s’approche d’un vieux banc et m’attrape de ses mains molles et osseuses. J’exulte jusque dans ma reliure, s’apprête-t-elle à me lire ? Que nenni ! Elle me dispose soigneusement sur le banc avant de m’écraser sous son fessier – le beau privilège. Nostalgique, je me remémore le bon parfum de la tisane d’hier soir ; là, c’est tout autre chose, mais je ne vais pas m’éterniser outre mesure sur ces deux heures pour le moins étouffantes.

Finalement, on ouvre la porte du jardin d’enfants comme celle d’un gros four. Des dizaines de petits choux bien frais s’en échappent, qui se bidonnent, pleurnichent et se culbutent – tout en même temps. Derrière la porte, une grande brioche trop cuite n’a pas l’air mécontente de les voir s’en aller. Je vois la scène à travers le maigre espacement situé entre la cuisse droite d’Henriette et le pli de sa jupe. Soudain, un petit gâteau dodu s’approche de nous en couraillant : il tient dans une menotte un bâton en forme de fusil et dans l’autre, un caneton en peluche – c’est bébé-Rodolphe ! Henriette me libère enfin pour le cajoler un instant.

Notre trio de choc part faire la tournée des grands-ducs dans les Rues Basses. Bébé-Rodolphe renifle l’odeur des marrons chauds, voilà qu’Henriette se retrouve à devoir lui en décortiquer une bonne douzaine ; bébé-Rodolphe aperçoit les vitrines des jouets Weber, voilà qu’il ressort du magasin avec une boîte de Duplo trois fois plus grande que lui ; bébé-Rodolphe entend le grincement du vieux carrousel, voilà qu’il se retrouve à chevaucher fièrement un fidèle destrier en pleine Place de la Madeleine. Les moindres desiderata du petit sont exaucés avec une ferveur remarquable, je peux l’attester depuis mon chariot.

Devant le « Grand Passage » – comme Henriette s’obstine à le nommer malgré sa disparition –, bébé-Rodolphe reçoit de la part de sa grand-maman quelques piécettes qu’il se dépêche d’aller distribuer aux différents artistes du trottoir. Un vieux monsieur, qui tournicote inlassablement la manivelle de son orgue de barbarie, autorise le garçonnet à caresser le gros matou couché sur sa charrette ; une bande d’Indiens authentiques – des Peaux-Rouges criards – arrêtent leur morceau à la flûte de pan pour s’incliner devant leur petit donateur. « Danke vielmals ! », qu’ils lui envoient, sans doute dans un dialecte apache des plaines arides du Colorado.

Tandis que bébé-Rodolphe se déguste un énorme churro tout plein de graisse, Henriette s’assied au pied de la fontaine de Bel-Air, épuisée par sa propre gentillesse. Au même moment, la bise s’engouffre le long du Rhône, entre les rails du tramway et me percute de plein fouet pour me faire chuter par terre. L’attention d’Henriette se porte alors sur moi. Elle m’accepte entre ses mains ! Oh enfin ! Tremblotante, elle ouvre délicatement mon feuillet à la première page ; je me dévoile tout entier :

Des pluies lentes de défunts magnifiquement vêtus offusquent le pavé. Hier déjà, badaud crétin ou songeur, je faussai compagnie aux femmes ; aux droitures et aux chantres, et aux enfances rieuses ; et aux enfers de la servitude volontaire – et à la Beauté. Je faussai compagnie à cet ami de toujours qui me doit bien le gîte et le secret du monde. 

Aujourd’hui, il me faut tricher encore de quelques pas, ou finir à mon tour…

Je tiens à préciser, pour être tout à fait honnête, que sa lecture est loin d’être fluide et aérienne et qu’elle a dû s’y reprendre à huit fois pour prononcer le mot chantres.

Henriette semble recevoir mon texte comme une décharge, un éclair ; elle grommèle un flot de paroles nébuleuses. Son visage se lève vers les cieux. Elle doit reconnaître l’Autre, celui qui a, jadis, composé mes pages ! Le jeu d’hier soir revient à son esprit, tout s’éclaire ! Elle va parler !

— Je me ferai bien du bouillon à l’échalote !, me jette-t-elle, en transe, pour enduire mes derniers espoirs de consternation. Elle m’a lu dans le vide, elle n’aura donc jamais rien à faire de moi. Son indifférence et sa bassesse d’esprit imbibent mes pages de sa satanée soupe aux oignons.

Et voilà que ce chiard de bébé-Rodolphe se met à geindre, bah voyons ! La vieille me balance sur le trottoir comme sa dernière chaussette pour accourir vers son trésor qui vient de se mordre le pouce en le confondant bêtement avec du churro.

La Chasse spirituelle

Ou comment (re)perdre un manuscrit perdu

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