Chapitre 10
Histoire d’un idéaliste et d’un pessimiste
Lorik Zili
Paris, 6 décembre, aux alentours de minuit.
La soirée terminée, mon nouveau possesseur s’empresse de se pavaner dans les rues, tantôt pour me brandir comme un trophée, tantôt pour me lancer dans les airs, si bien qu’à la suite d’une acrobatie ratée, je me retrouve au sol. Le résultat de cette débâcle est un nouvel épisode de solitude. Peut-être m’a-t-il abandonné à cause de son taux d’alcool dans le sang, ou peut-être à cause du peu d’intérêt qu’il portait à mes pages ? Après tout, peu importe ! J’en viens à me demander si ma place n’est pas ici, délaissé de tous, avec comme seule gloire l’espoir de subsister dans l’esprit de Léon, ou dans celui des différentes personnes qui ont accompagné mon histoire.
Au petit matin, un jeune homme, dans la trentaine tout au plus, s’arrête en face de moi. Fais comme les autres ! Va ! Ne te gêne pas ! Toutefois, après m’avoir vu, il soupire : « Quel triste destin… » Puis, il me prend dans le creux de ses chaudes mains, et il me susurre avec un sourire affable au coin des lèvres : « Du néant naît l’idéal !»
Ainsi, je me retrouve dans l’appartement de cet homme dont le nom me restera toujours inconnu. Parvenu chez lui, il me colle un post-it sur lequel est écrit, dans une langue qui m’est parfaitement inconnue, une phrase, qui, je l’ai appris plus tard, était celle qu’il m’a susurré lors de notre rencontre : mu kara risoû ga umareru.
Les semaines passent sans que je puisse réellement comprendre quel est mon sort. Par peur de la déception, je m’interdis tout espoir. Cependant, cet inconnu, d’abord de manière timide, se met à me feuilleter de temps à autre, et y revient chaque fois avec plus de zèle. Il prend des notes, scanne mes pages, semble envoyer des mails à d’autres personnes à mon sujet. Ces moments commencent à m’être chers. Gentiment, comme un être qui, après de multiples déconvenues amoureuses, peine à redonner sa confiance à un être, aussi charmant et bon soit-il, je m’ouvre peu à peu à lui.
Puis survient ce fameux soir. Il m’emmène dans son sac en cuir pour aller chez un vieillard à la barbe soignée. Son regard me paraît si profond et perçant qu’il en devient méchant. Les deux hommes font bien contraste. Mon nouveau détenteur, avec sa bonhomie habituelle, ne ressemble en rien à ce sombre individu. Il en va de même de leur habitat. Alors qu’auparavant, je me trouvais dans un espace lumineux, sobre, et entouré seulement de quelques compères, ici, d’immenses bibliothèques se dressent face à moi. Elles me semblent minutieusement rangées. Les ouvrages les moins connus ont été déposés sur les étagères du bas, tandis que les romans d’auteurs célèbres sont placés en hauteur. À une exception près. Au-dessus du bureau, près de la fenêtre, des volumes de quatre écrivains ont été mis sur un piédestal : ceux d’Homère, de Shakespeare, de Dostoïevski, de Tolstoï.
— Comment vas-tu ? Cela fait un moment que l’on ne s’est pas vus, dit le vieillard avec un accent de l’est.
— Fort bien, je t’en remercie, Féodor. Épargnons-nous les politesses, si tu le veux bien ; je souhaite en venir directement à l’objet de ma visite, répond mon bienfaiteur en me posant sur l’imposant bureau.
— Ah… je vois. C’est donc pour me demander d’éditer ce livre – de la poésie, c’est bien ça ? – ce livre dont tu me vantes tant les mérites.
— Exactement.
— Mon cher, tu sais l’estime que j’ai pour toi. Dans ce monde où la littérature devient décadente – quand l’on en arrive à considérer comme un génie un auteur qui écrit : « je bande ; il pleut », on ne peut pas utiliser d’autre mot que celui de décadence –, tu es pour moi un rayon d’espoir, mais, pour être honnête avec toi, cette chose dont tu me parles depuis des semaines est une immondice…
Oh ! L’odieux personnage ! Immondice, MOI ?
— … auteur inconnu, propos fades et dépourvus de sens : que veux-tu que je fasse de cela ? Malheureusement, aussi brillant sois-tu, ta capacité à juger la poésie laisse à désirer… Bref, où en est ton prochain roman ?
— Non, pas de « bref » qui tienne. Pourquoi le trouves-tu mauvais ?
Oui ! Défends-moi !
— Mon cher ! Voyons ! Je peux comprendre qu’une personne comme toi, qui ose prétendre que cette sale engeance de garnements, que l’on nomme « rappeurs », est le renouveau de la poésie, puisse apprécier cette prose d’écolier…
— Ne déforme pas mes propos ! La poésie cherche l’expression, et, de nos jours, ces jeunes gens parviennent justement à atteindre cette expression primaire et brute d’aspirations universelles.
— Mes excuses ! Comment était-ce déjà ? Avocate du diable me donne le barreau / fait dans glougloutage de poireaux, si je me rappelle bien ? Je vois bien l’universalisme et la subtilité de ce grand art !, ricane-t-il.
— Caricature ! Caricature ! Revenons-en à notre sujet !
— La poésie est morte au XIXe siècle, mon cher. Les derniers représentants de ce bel art ont été Baudelaire et le Voyant. Pourquoi je parle de tel ou tel sujet ? Simplement parce que je le veux. C’est bien votre problème à vous, les Français. À force de vouloir venir trop vite au but, vous en oubliez l’essentiel, et vous perdez de vue la subtilité. Pour cette raison, la littérature française est vouée à demeurer poussiéreuse. Pour débattre, il faut défendre ses idées, justement pouvoir avoir « le barreau », comme le dirait l’autre sauvage.
— Passons à autre chose ; je t’en supplie, s’agace mon possesseur avec un hochement de tête dépité. Je te prie juste de m’expliquer pourquoi tu n’apprécies pas ce poème en particulier.
— Très bien, si tu insistes ! dit la brute en m’empoignant, non sans une moue de dégoût. Regarde, je vais prendre un passage au hasard. Le délassement m’est-il enfin dû ? Le délassement de quoi ? Aucune précision. Voici, entre les arbres… Pourquoi des arbres ? Rupture syntaxique sans le moindre sens. – Quelques enfances décharnées se gonflent de fééries et retournent plus d’une fois dénoncer dans les failles, dévotion curieuse et rebelle, la musique qui s’est tue : nouvelle rupture syntaxique. Il nous parle de féeries d’enfances et de je ne sais quoi ! Si tu veux mon avis, le type qui a écrit ses fantaisies a dû abuser de substances peu licites dans sa vie.
— Ne t’arrête pas à la surface du sens. Répète ces quelques lignes et tends l’oreille. Sens-tu cette musique qui s’émancipe ? Cet air qui envahit l’atmosphère ? Détends-toi et tu le percevras.
— Foutaise ! Mon cher, écrire, comme tuer, n’est accessible qu’à une poignée d’élus – Raskolnikov l’a appris à ses dépens ! Seuls les élus capables de saisir la quintessence méritent le droit d’écrire et d’être lus ! On écrit « pour », « afin de » : avec un objectif, ou du moins en s’engageant dans une recherche. À quoi bon, sinon ? On ne parviendra qu’à brasser du vide ?
— Vains raisonnements ! Dignes d’une personne qui a une vision étroite de la littérature, centrée sur l’Occident ! Lorsque tu penses écrire pour la postérité, pour l’absolu (il prononce ce mot en ébauchant de ses mains une forme indiscernable), pour le bien commun ou pour je ne sais encore quelle frivolité, ne vois-tu pas tristement la figure de Stépan Trophimovitch se dessiner ? L’écriture est la simplicité, la possibilité pour chacun de s’exprimer à partir de peu, de rien, du néant, pour en faire naître de la grandeur.
Ainsi la conversation se poursuit-elle entre ces deux hommes jusque tard dans la nuit, non sans tours et détours, avec, comme compagnons, des alcools forts. Tandis qu’au dehors, le silence s’installe, dans ce coin rebelle, une sorte de musique inaudible de l’extérieur et propre à cette époque absolument moderne les enveloppe. Les heures s’écoulent dans la torpeur.
— Alors, parle-moi donc de ton prochain roman ! s’exclame soudain le vieillard, si bien qu’il me tire de ma rêverie.
— Ce sera… le texte le plus ébouriffant de tous les temps ! On oubliera bien vite… « je bande ; il pleut », je te le promets, répond mon possesseur avec une peine visible, certainement due à son ébriété. Mais tu ne m’auras pas ! Je… Je ne lâcherai pas l’affaire. Ce texte…, murmure-t-il en me caressant. Ce texte, tu le publieras.
Féodor s’approche de moi. Il m’ouvre à divers endroits, comme s’il connaissait par cœur mes recoins. L’entente serait-elle possible ? Le vieillard s’adresse à moi :
— Tu connaîtras l’idéal… en enfer ! s’écrie-t-il en me lançant par la fenêtre.
Ainsi, je me retrouve cette fois sur le toit d’une voiture. Avec ce post-it, je me demande bien quand j’atteindrai enfin le néant…